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avec d’autant plus de zèle qu’il était convaincu qu’elle lui avait été imposée par la mère du Dieu qu’il adorait.

Vêtu d’une robe blanche qu’un hiéronymite lui avait donnée, la besace à l’épaule et le bâton en main, il revint à Oropesa, où il était arrivé enfant, où il avait passé une partie de sa jeunesse. Il alla prendre logement à l’hôpital des pauvres, qui, en ces temps encore pénétrés des coutumes arabes, devait s’ouvrir sans rétribution devant les voyageurs et devant les pèlerins. Le dénûment des pauvres près desquels il vivait l’émut ; il sortit dans la ville, mendia pour eux et rapporta les aumônes qu’il avait récoltées. Il prélude ainsi à cette vaillante mendicité qui créera des hôpitaux et offrira un refuge à tant d’infortunes. Je me le figure d’aspect inculte, indifférent aux railleries que provoque son costume dépenaillé, maigre et vigoureux malgré sa maigreur, illuminé par une sorte d’extase permanente qui le maintient au-dessus des choses terrestres, s’efforçant de s’abaisser devant les hommes afin de s’élever jusqu’à plaire à Dieu et rêvant d’assumer sur lui l’universalité de la souffrance humaine pour en délivrer l’humanité. Toute religion profondément sentie produit des êtres semblables. Dans le désert, sur les routes qui vont vers la Mecque, j’ai vu des santons nus, rugueux, dévorés de vermine, courir au-devant des caravanes pour porter leur dernière goutte d’eau aux pèlerins altérés et donner aux dromadaires la poignée de paille sur laquelle ils couchaient. La foi est une dans son principe et dans ses effets ; le Dieu qu’elle sert revêt des formes différentes ; les actions qu’elle inspire sont identiques et grandes sous toute latitude, près de tous les temples. J’ai beaucoup voyagé, je me suis mêlé à bien des peuples, j’ai regardé vivre bien des nations, j’ai entendu prier bien des sectes ; quelle est la race la plus bienfaisante, la plus secourable que j’ai rencontrée sur le chemin de ma vie ? — La race juive, dont la foi a résisté à toutes les haines et à toutes les persécutions.

Cette foi abstraite, Jean Ciudad la possédait. Lorsqu’il revint à Grenade, là même où sa folie avait ameuté la populace contre lui, il était résolu à consacrer sa vie aux malheureux. Il se fit marchand de fagots, étalait ses brindilles de bois sur la place publique, les vendait et s’en allait dans les rues, donnant aux pauvres, aux infirmes l’argent qu’il avait reçu. Il couchait au hasard, chez des gens charitables qui le laissaient dormir sous l’escalier ou dans les écuries. On raconte que, traversant un jour une place de Grenade, il vit sur une maison un écriteau : « Maison à louer pour les pauvres. » Il alla trouver des personnes pieuses qui avaient l’habitude de lui faire l’aumône, en obtint la première somme indispensable à l’accomplissement de ses projets et loua : la maison. Grâce à