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Ces lettres nous révèlent un homme pieux, scrupuleux sur lui-même, nourri de sages maximes ; c’est le langage d’un prince honnête et modeste, d’esprit ordinaire, qui cherche à s’instruire et se prépare à bien gouverner ; avide d’amitié dans son isolement, méticuleux sur les choses militaires, honteux de sa gêne pécuniaire, de son oisiveté et de sa dépendance. Pénétré des devoirs qui l’attendent, il écrit à son correspondant cette phrase qui expliquera tout son règne : « J’aime mieux être haï en faisant bien qu’aimé en faisant mal. » Durant la période suivante, les dix dernières années du règne de sa mère, son caractère s’aigrit, les côtés violens prennent le dessus. Il s’attache à une maîtresse qui usurpe sur son âme un empire absolu : on la lui enlève « malgré toutes les scènes où la fureur et la violence ont tenu lieu d’amour et de tendresse, » nous dit Rostoptchine. Ce fidèle observateur nous montre alors le grand-duc « continuellement de mauvaise humeur, la tête pleine de visions. » Le coup subit du 17 novembre le surprend et change brusquement sa fortune ; nous avons assisté aux angoisses, aux révolutions de l’âme par lesquelles il avait passé en quelques instans ; l’ébranlement de son cerveau, au sortir de cette secousse, fut si visible, que ses serviteurs voulaient lui administrer le remède universel du temps, la saignée. Le lendemain, Paul est maître absolu de l’empire, seul sur ce faîte où les plus fortes têtes ont le vertige. Rien ne modère plus ses lubies, que la flatterie encourage, ses accès de fureur, qui tombent sur des complaisans effrayés. Le tempérament fou se développe rapidement dans toutes les conditions malsaines que lui offre le despotisme. C’est de cette époque que date le beau portrait de l’Ermitage, par Mme Vigée-Lebrun. On ressent bien l’inquiétude et la crainte que devait inspirer cet homme mal pris, déprimé, campé avec un air de défi dans sa petite mine, aux prunelles mobiles et dilatées, à la bouche volontaire, au front obstiné ; une face qui veut être majestueuse, qui n’est que menaçante et troublée.

Est-ce à dire que Paul Ier fut le tyran pervers imaginé par certains historiens ? Aucunement. Il pense toujours ce qu’il écrivait à Sacken : « J’aime mieux être haï en faisant bien qu’aimé en faisant mal. » C’est un tyran bien intentionné, le pire de tous peut-être. Il a un idéal de justice, il croit le réaliser en frappant sans pitié autour de lui, comme il croit faire une armée modèle en tourmentant ses soldats. Un fond de chevalerie surannée le fait ressembler à un don Quichotte couronné. Bonaparte gagne son cœur par quelques traits de générosité calculée, mais surtout en lui abandonnant l’ordre de Malte. C’est la grande chimère du règne de Paul, cet ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; il se prend au sérieux comme grand-maître des hospitaliers autant que comme empereur de toutes