Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ayant reçu ordre de « laver la tête » à une princesse Galitzine, prit une cuvette, du savon, et exécuta au pied de la lettre sa consigne. Les prisons se remplissaient d’officiels de tout grade, mis au cachot pour de légères infractions, des irrégularités de tenue.

En revanche, les commandans de forteresses furent autorisés à relâcher indistinctement tous les détenus qui leur avaient été confiés par la défunte impératrice. A Réval, on retira d’une cellule un mystérieux inconnu, gardé au secret depuis trente ans ; cet autre Latude ne sut ou ne voulut dire ni son nom ni son histoire ; il refusa une liberté qui venait trop tard, se recoucha sur son grabat et y mourut au bout de trois jours. L’empereur alla en personne délivrer Kosciuszko, le héros des guerres polonaises, et lui fit don de mille paysans. Potocki fut traité de même, et Paul lui tint ce langage : « J’ai toujours été contre le partage de la Pologne ; ce partage fut injuste et contraire à la saine politique ; mais c’est un fait accompli. Les autres puissances rendraient-elles bénévolement ce qu’elles vous ont enlevé de force ? rétabliraient-elles votre patrie ? L’empereur d’Autriche, et surtout le roi de Prusse, sacrifieraient-ils les territoires acquis par eux aux dépens de la Pologne ? Leur déclarer la guerre serait une folie de ma part, le succès serait douteux ; aussi je vous prie de ne plus penser à ce qui est irréparable ; en agissant autrement, vous exposeriez votre chère Pologne et vous-même à des malheurs encore plus grands. » — Tous les actes de l’empereur offraient ce mélange confus de générosité native et d’arbitraire maladroit. Sous le règne de sa mère, son regard d’opposant n’avait vu que les vices de la machine gouvernementale ; il voulait les abolir, il ne s’apercevait pas qu’il détruisait le grand ressort de cette machine, sagement entretenu par Catherine, le sentiment de la dignité personnelle dans l’armée et chez tous les serviteurs de l’état. Un esprit étroit et absolu se fait une certaine conception du bien à réaliser ; tout ce qui ne rentre pas dans cette conception l’exaspère ; il devient d’autant plus funeste qu’il est plus fort de ses intentions droites, plus incapable de comprendre la nécessité des accommodemens. Pour gouverner les hommes, un sceptique intelligent réussit mieux parfois qu’un rigoriste borné.

A toutes les mesures incohérentes de l’empereur l’opinion publique assignait un mobile commun : le désir de discréditer la mémoire de sa mère, de réhabiliter celle de son père. La première de ces imputations était sans doute exagérée ; Paul obéissait simplement à ce besoin de réaction dont se défend mal un prince qui succède ; une tendance très humaine fait presque toujours de l’héritier du trône un opposant silencieux qui a hâte d’essayer au pouvoir d’autres maximes et d’autres hommes. Mais le public touchait