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en termes absolus que Jean de Dieu a été le créateur de l’hôpital moderne, de l’hôpital méthodique et spécialisé : que ceci lui vaille l’indulgence de ceux qui ne lui pardonnent pas la robe qu’il a portée, sa foi catholique et sa canonisation. Le premier encore, et bien avant l’Angleterre, il fonde le workhouse, en ouvrant dans son nouvel hospice une salle où les mendians sans asile, les voyageurs sans argent peuvent venir dormir. La salle est vaste ; au milieu brûle de brasero, et le long des murs des nattes peuvent recevoir deux cents personnes ; c’est l’hospitalité de nuit établie au milieu du XVIe siècle. Tant de bienfaits ne pouvaient rester ignorés ; le nom de Jean de Dieu, du « père des pauvres » s’était répandu en Espagne. L’ancien fou était vénéré ; on disait qu’il faisait des miracles et que les anges l’aidaient dans son œuvre. Jean de Dieu profita de la rumeur d’admiration qui s’élevait autour de lui, se mit en route et quêta partout pour les malheureux. Il alla jusque dans la Vieille-Castille, à Valladolid, où résidait la cour. Charles-Quint était en Allemagne ! ; l’infant don Philippe reçut Jean de Dieu. Celui qui devait être Philippe II, le plus implacable, le plus étroit des bigots, qui s’imaginait racheter ses péchés par des sacrifices humains, accueillit avec bienveillance l’homme dont la charité, dont la foi débordaient sur toutes les misères, ne leur demandant rien que de les adoucir et de les arracher au désespoir. L’église a canonisé le pauvre frère mendiant, l’histoire a damné le souverain : bonne justice a été faite.

Jean de Dieu revint à Grenade, il avait reçu des aumônes magnifiques dont les malheureux profitèrent. Les fatigues plus que l’âge l’avaient épuisé. Il était sans douceur pour lui-même et se traitait avec une sévérité qui n’ajoute rien à ses mérites : sans linge, vêtu de la robe de bure, toujours tête nue sous le soleil, toujours pieds nus sur les chemins pierreux, toujours voyageant à pied, jeûnant sans cesse, se flagellant et s’ingéniant à s’imposer les besognes les plus pénibles, se jetant à travers les incendies pour enlever les malades, se précipitant au milieu des inondations pour sauver des enfans à demi noyés, il avait accumulé sur lui tant d’austérités et tellement brutalisé sa chair, que celle-ci défaillit et que la vie s’en retira. Jean de Dieu fit appeler Antonio Martin, son premier disciple, et lui recommanda de poursuivre l’œuvre commencée. Lorsqu’il sentit que la mort approchait, il put encore quitter la natte qui lui servait de lit et se mit en prières ; il est mort à genoux, comme plus tard, au centre de l’Afrique, devait mourir Livingstone. Né le 8 mars 1495, il s’en alla le 8 mars 1550, un samedi, au moment où l’on chantait matines à la chapelle de son hôpital. On lui fit des funérailles souveraines. Des estropiés touchaient son cercueil pour être guéris ; le linceul qui enveloppait ses restes fut déchiré, on en