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les infirmes dans leurs bras et on se rendit en corps auprès du gouverneur, qui était le marquis de Lawœstine. Il vivait au milieu des mutilés de la guerre, il avait traversé plus d’un combat et affronté bien des périls ; quand il aperçut les pauvres petits tortus, difformes, à jamais invalides dès l’enfance, il voulut leur parler et éclata en sanglots. Les uns s’attristent en les voyant, les autres se révoltent : je suis de ceux-là ; ma colère ne remonte pas à la nature, qui suit ses immuables lois et ne peut qu’employer les élémens que l’on offre à ses métamorphoses ; d’un champignon vénéneux elle ne tirera jamais qu’un champignon empoisonné. Ces enfans condamnés à la souffrance perpétuelle sont innocens, ils sont punis pour un péché qu’ils n’ont pas commis, ils sont responsables du crime de leurs parens, et j’en reste indigné contre ceux-ci. Quand l’alcoolisme et le mal provenant de débauche ne s’éloignent pas l’un de l’autre, la scrofule vient au monde et s’épanouit dans toutes ses horreurs. Les épileptiques, les idiots, les aveugles-nés, les ataxiques, — les monstres, pour tout dire en un mot, — doivent le plus souvent leurs maux à ces rencontres impies. Sans s’expliquer davantage sur ce sujet, on peut dire, je crois, que dans un homme ivre tout est ivre et que l’ivresse se prolonge sous forme implacable chez les infortunés qui en résultent. Ni le père ni la mère ne font un retour sur eux-mêmes et ne s’accusent ; ils ne se dévouent pas au pauvre être que leur vice a créé. S’il n’est que ridicule et hideux, ils l’envoient mendier à leur profit au long des rues ; si le mal est plus intense, si l’enfant est un cul-de-jatte incapable de se mouvoir, on en a honte, on le prend en haine, car il est coûteux à nourrir. La mère dit : « Ah ! si le bon Dieu voulait le reprendre ! » L’homme, plus brutal ou plus franc, dit : « Il ne crèvera donc pas, ce crapaud-là ! » Les frères de Saint-Jean-de-Dieu accourent alors, ils arrachent ce malheureux à la faim, aux mauvais traitemens, à l’immoralité et l’emportent dans leur maison.

Il faut la visiter, cette maison, où l’on ne devrait entrer que tête nue, comme dans le temple de la charité. Nulle apparence ; c’est triste et pauvret ; on pénètre dans un avant-corps : à gauche, une loge de portier occupée par un pensionnaire qui a encore assez de main pour tirer le cordon et assez de jambes pour guider les visiteurs ; à droite, un parloir ; aux murailles un tableau représentant des frères de Saint-Jean-de-Dieu accueillant des enfans infirmes et l’arbre généalogique du refuge primitif de Grenade d’où sont sorties tant de maisons hospitalières. Près de la cheminée s’élève le buste d’Augustin Cochin. L’image de ce grand homme de bien est à sa place, là, au seuil de l’asile où l’oubli de soi-même et le dévoûment aux autres sont de règle commune. Il n’est pas une