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peut-être encore, un pareil chef-d’œuvre sera renvoyé du répertoire avec tous les honneurs de la guerre.

Triste inconvénient d’un poème mal choisi, ce demi-succès qui accueillit Carmen à l’origine et qui vient de se reproduire à la reprise, les auteurs de la pièce l’ont sur la conscience. C’était là, pour un public qui se plaît aux sous-entendus, un sujet rebutant et dont le musicien allait encore accentuer la crudité par la vigueur d’une coloration toute moderne, d’autres diraient naturaliste et citeraient le dénoûment avec ses violences d’oppositions, où tous les cuivres de l’orchestre rassemblés derrière la coulisse mêlent aux derniers soupirs de la jeune femme leur fanfare de cirque qui double et triple, par sa vulgarité voulue, l’effet tragique du tableau. On s’effraie à penser à ce que cette Espagne de Mérimée et de Bizet doit inspirer de scrupules et d’horreur aux honnêtes gens qui n’ont jamais connu que l’Espagne du Domino noir. Ces contrebandiers, ces douaniers, ces toreros aux foulards enroulés formant résille, ces cigarières et ces tireuses de cartes, cette fille qui change d’amans d’un acte à l’autre, tout ce monde jouant du couteau et ne ménageant point les apparences, c’était de quoi porter le trouble dans les esprits. À Londres, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, les conditions sont différentes ; cette cause de défaveur inhérente au réalisme du poème n’existe pas pour l’étranger ou du moins lui échappe. Ainsi s’explique l’universel succès ; on court à la musique de Carmen et on l’applaudit d’un cœur libre d’arrière-pensée sur l’immoralité et l’incongruité du sujet, on goûte avec ravissement ce pittoresque et ce dramatique musical que n’endommagent plus, comme chez nous, les licences d’un libretto dont personne ne s’occupe. Connaissez-vous au répertoire, beaucoup de morceaux dignes d’être comparés à ce finale que je viens de nommer, lorsque Carmen, poignardée par son premier amant, expire sur le devant de la scène, tandis qu’au dehors les toreros chantent en chœur le triomphe du nouveau ? Une seule inspiration de cet ordre suffirait pour classer son homme parmi les maîtres du théâtre ; et la partition de Bizet en est pleine ; la scène de la cartomancie, où tant de vraie terreur intervient, le chœur des douaniers au deuxième acte, tout cela, vu, traité de haut, tragique à la fois et populaire. Citerai-je les couplets de Carmen et leur férocité câline qui vous laisse entrevoir le coup de navaja donné ou reçu ? La musique de Bizet est faite de ces pressentimens, elle a des dessous que vous ne trouverez ni dans Fra Diavolo ni dans Zampa, et ce caractère ethnologique que nous signalions ici même dès le premier jour n’a pas manqué de s’imposer aux étrangers, si bien qu’à l’heure où nous sommes, Carmen les ayant mis en goût, ils ont voulu pénétrer plus avant dans l’œuvre du maître.

Hier, on applaudissait à Vienne la Jolie Fille de Perth ; demain,