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Ainsi même les critiques les plus graves des historiens sur cette matière de tragédie s’évanouissent ou se réduisent à peu de chose : Mademoiselle du Vigean pouvait être une tragédie historique.

Aussi bien l’essentiel, et sur quoi nous devons insister le plus fortement, sinon le plus longuement, est que c’était une matière de tragédie. L’histoire, en notre siècle, peut faire chaque jour une plus grande figure ; elle peut troubler de son prestige les méditations des auteurs dramatiques, les inviter à instruire leurs concitoyens en les amusant, à Berner leurs ouvrages de détails authentiques et d’allusions que les bacheliers se réjouiront de comprendre. Il n’est pas moins vrai que là-dessus la théorie de Leasing reste laponne : « L’histoire n’est pour la tragédie qu’un répertoire de noms, auxquels nous avons coutume d’attacher de certains caractères. » Assurément, le poète doit respecter les caractères, car « le moindre changement essentiel détruirait la raison pour laquelle ils portent tels noms plutôt que d’autres ; » mais l’important est que ces caractères et le jeu de l’un contre l’autre soient émouvans. Nous en revenons au jugement de Racine : l’important est que les acteurs soient héroïques, l’action grande et les passions excitées. Le sujet de Mademoiselle du Vigean admet-il tout cela ? Il est difficile d’y contredire.

Un grand capitaine, âgé de vingt ans, illuminé d’une des plus belles victoires, des plus originales et des plus souriantes que raconte l’histoire du monde et que puisse imaginer un poète ; animé d’un de ces généreux amours qu’applaudiraient à l’envi Corneille et Scudéry, Pascal et Descartes, d’une de ces grandes passions dont les grands esprits seuls sont capables, « parce que le mouvement, la vie tumultueuse leur est agréable » et « que leurs pensées sont toujours tournées vers le remuement et l’action[1] ; » — un guerrier dont Mme la duchesse de Nemours ne prévoit pas qu’elle pourra dire : « il savait mieux gagner les batailles que les cœurs ; » — un prince qui échappe mieux qu’il ne fera plus tard à l’apostrophe de Bossuet : « Loin de nous les héros sans humanité ; .. » — avec lui, une jeune fille, dont ce mot heureux d’un contemporain nous rafraîchit l’image ? « un bouton s’épanouissant… ; » une jeune fille nourrie des mêmes pensées, des mêmes lettres, de la même philosophie ; une sorte de La Vallière, aussi avenant et plus grave, plus passionnée peut-être, qui, à vingt-cinq ans, ravie en religion par un désespoir d’amour et par les conseils de Vincent de Paul, déclarera qu’elle ne changerait pas sa condition de carmélite « à celle d’être impératrice de tout le monde[2] ! » quels « acteurs » plus héroïques Racine eût-il-pu souhaiter ? Ne valent-ils pas, aux

  1. Pascal, Discours sur les passions de l’amour.
  2. Lettre de la mère Agnès à Mlle d’Épernon.