Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/470

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je m’attends bien que, pour défendre à la fois Mlle Arnaud et ce temps-ci, on rejettera tous les torts sur la nécessité de resserrer trois actes en un seul. On a raconté que Mademoiselle du Vigean, soit par l’effet de certains conseils, soit par les exigences de la Comédie-Française, avait subi cette opération : les cicatrices s’en voient encore et j’ai pris soin de les marquer. Trois actes sont pressés en un seul : de là peut-être cette indigence qui nous apitoie et ces heurts qui nous froissent. Je suis persuadé qu’une telle raison ne serait qu’une méchante défaite. La pâte de cette tragédie a pu être réduite, et de là sans doute un air de contrainte dans l’affabulation de l’ouvrage ; la qualité pour cela n’en a pas été changée ; le titre du métal n’est pas plus bas qu’il n’était. Qu’on remette Mademoiselle du Vigean, si l’on veut, en trois actes ou même en cinq ; je trouverai peut-être ces cinq actes, pour parler comme Racine, plus « chargés de matière » que n’est celui-ci ; j’y trouverai plus d’incidens, ou les mêmes incidens, si j’ose dire, mieux aérés ; je n’y trouverai pas plus de véritable essence de tragédie : pour citer encore Racine, je n’y trouverai pas plus d’invention. « L’invention, pour l’auteur de Bérénice, consiste à faire quelque chose de rien ; » le poète « n’invente » que s’il a dans son génie « assez d’abondance et de force pour attacher durant cinq actes les spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentimens, et de l’élégance de l’expression. » A qui n’aurait pas assez « d’abondance et de force » pour faire de « rien » un seul acte, comment supposer qu’il soit possible de faire de « rien » trois ou cinq ? Aujourd’hui l’on fait de « rien, » c’est-à-dire d’un sujet moral, tellement quellement, un petit ouvrage, sans tirer aucune végétation de ce « rien, » mais en y ajoutant un peu de « matière ; » pour faire, s’il le faut, du petit ouvrage un grand, on se contentera d’ajouter à cette « matière, » ou de la délayer : le « rien, » qui proprement est le germe de vie, n’y profitera pas. Supposez que Mademoiselle du Vigean se mette à l’aise et se développe en cinq actes : ces cinq actes ne seront pas une tragédie, pas plus que le géant Gayant, ce mannequin d’osier, n’est une personne, tandis qu’un seul discours d’Antiochus, ce personnage sacrifié de Bérénice, est un organisme tragique comme chaque cellule de ma chair est un exemplaire de vie.

C’est par l’abus de la « matière » qu’on supplée à l’indigence morale pour faire un semblant de tragédie ; ainsi l’on fourre sa fable de menus détails historiques, d’allusions ingénieuses, de prophéties faites après coup, au risque de donner à l’ensemble, comme nous voyons ici, l’air d’un morceau de circonstance. Une autre ressource est de souffler l’ouvrage par des bouffées de déclamation lyrique. Le romantisme offre pour cela d’incomparables recettes ; le dommage est que ce procédé de style jure étrangement avec de certains sujets. On peut blâmer