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L’incompatibilité éclatait à la moindre occasion, et le dissentiment avait cela de grave, de redoutable, qu’il naissait du fond des choses, qu’il ne pouvait que s’envenimer en durant, en s’étendant, qu’il mettait perpétuellement en péril la paix du pays si laborieusement reconquise. On ne le voulait point ainsi, la lutte n’était pas dans les intentions ; elle était presque fatalement dans une situation où tout restait incertain, mal défini entre des pouvoirs sans limites et sans fixité.

L’assemblée avec laquelle M. Thiers avait sans cesse à traiter ne se partageait pas seulement en monarchistes et en républicains, attendant les uns et les autres des événemens ou de l’imprévu le couronnement de leurs espérances. Elle avait en elle-même le germe de bien d’autres divisions, de bien d’autres contradictions. Elle se sentait agitée de toute sorte d’idées, d’impressions, de velléités confuses. Elle était à la fois conservatrice d’instinct et libérale jusqu’à l’illusion, incohérente et hardie jusqu’à la témérité. Elle se montrait surtout jalouse de sa souveraineté, impatiente de déployer son omnipotence dans une multitude de réformes administratives, financières, militaires, qu’elle se hâtait d’entreprendre et même dans les moindres affaires de gouvernement. Elle avait choisi ou accepté M. Thiers comme le guide naturel du moment, comptant gouverner avec lui, par lui, et elle ne lui ménageait pas à l’occasion les témoignages de déférence : elle n’avait pas tardé à s’inquiéter de son propre choix. Il y avait bientôt, du moins dans une partie de l’assemblée, un commencement de scission ou de révolte qui se traduisait en indiscrétions, en mots piquans. On disait lestement, qu’après tout il n’y avait pas « d’hommes nécessaires, » que « remplacer M. Thiers n’était pas un embarras. » On se défiait en affectant la confiance, et en cela monarchistes et républicains, quoique par des raisons différentes, avaient la même arrière-pensée. Au fond, on avait subi, on continuait à subir par nécessité le chef de gouvernement qu’on s’était donné, en s’étonnant, en s’irritant presque de ne pas le trouver plus disposé à se prêter à tout, d’avoir à compter avec lui. C’est qu’en effet M. Thiers se faisait une tout autre idée du pouvoir qu’il avait reçu, de son rôle devant le parlement. Il n’avait pas caché, dès le premier jour, en prenant la direction des affaires, qu’il se réservait le droit de résister à tout ce qui lui semblerait dangereux et nuisible pour le pays. Ardent au travail, attentif à tous les intérêts publics sur lesquels il avait des idées faites, mûries par l’expérience, il avait la généreuse et légitime ambition de conduire l’action puisqu’il en était chargé, d’avoir une opinion sur tout, d’être, en un mot, un gouvernement sérieux, décidé à ne se laisser ni marchander ni affaiblir. Il ne craignait pas de tenir tête aux monarchistes comme aux républicains, d’arrêter au passage