Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/506

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais je trouve aussi qu’on est également libre à Londres, et, qu’on me permette de le dire, plus libre peut-être qu’à Washington, C’est que, à Londres, le gouvernement a été placé dans une région qui est à une même distance et des passions d’en haut et des passions d’en bas. Jamais dans aucun pays, dans aucun temps, le gouvernement n’a été placé dans une région où la raison domine davantage, où la raison soit moins troublée. » Et complétant sa pensée, il ajoutait : « Il faut que les princes qui gouvernent subissent les conditions de cette forme de gouvernement... Il y a quarante ans que je l’ai dit, je viens de le dire dix années durant à l’empire et je ne cesserai de le répéter, car c’est une maxime célèbre, une maxime qui avait été celle de ma jeunesse, à laquelle je suis resté fidèle toute ma vie : il faut que les princes veuillent reconnaître que la monarchie est au fond une république, — on l’a définie le gouvernement du pays par le pays, — une république avec un président héréditaire. Cette vérité n’a pas été comprise, et il y a quarante ans, étant bien jeune alors, j’ai écrit ces mots : Si on ne veut pas passer la Manche avec nous, on sera condamné à passer l’Atlantique... » Oui sans doute, même avec ces explications et ces commentaires, M. Thiers restait un monarchiste d’instinct, d’opinion. Il ne parlait qu’avec respect de la royauté, de la maison de Bourbon, « qui a fait la France. » Il avait tous ses liens, ses amitiés, ses engagemens parmi les conservateurs français, qui l’avaient élu vingt-six fois contre des républicains, parmi les monarchistes de l’assemblée, qui d’avance croyaient trouver en lui un allié. En réalité, malgré ses attachemens monarchiques, malgré des préférences personnelles qu’il avouait, il n’avait pas même hésité un instant, à Bordeaux, sur la nécessité de maintenir, au moins provisoirement, la république telle qu’il l’avait définie dans le « pacte » offert aux partis. Il n’avait vu aucune chance sérieuse pour une restauration constitutionnelle, la seule qu’il eût, dans tous les cas, jugée acceptable, et ce qui lui avait semblé impossible à Bordeaux lui paraissait plus impossible encore à Versailles, à mesure que les événemens se développaient. Ce qui n’avait été d’abord qu’un expédient imaginé pour sortir d’une effroyable crise prenait bientôt dans son esprit le caractère d’une combinaison qui pourrait durer, qu’on pourrait du moins utiliser pour la France.

Assurément M. Thiers ne reniait rien de son passé, il le déclarait bien haut. Il subissait seulement l’empire des circonstances au milieu desquelles la France avait à se débattre. Il parlait et il agissait en politique qui consultait la marche des choses, les difficultés du temps, et qui se décidait par des raisons toutes pratiques. Il voyait le pays profondément troublé, les partis divisés, les monarchistes eux-mêmes partagés dans leurs désirs, dans leurs préférences,