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donnait je ne sais quelle autorité touchante et pathétique à son dévoûment après les catastrophes qu’il avait prévues. Le pays sentait en lui son homme par le cœur comme par la tête : c’était sa force. Il se plaisait aussi à se dire le fils de la révolution française, de la société moderne issue de cette révolution, et il s’appelait même quelquefois familièrement « un petit bourgeois. « Il aimait la révolution, non certes dans ses crimes, mais dans ses résultats bienfaisans, régularisés et coordonnés par la main puissante de Napoléon, dans ses institutions civiles, dans son organisation administrative, dans le concordat, qui avait donné au pays tout à la fois la paix religieuse et les garanties les plus sages. Cette révolution, il ne la désavouait jamais, et s’il croyait la voir menacée par quelque apparition ou réminiscence d’ancien régime, il ne pouvait se défendre d’une certaine émotion. Par là encore il touchait la fibre du pays. Il était l’homme de certains instincts populaires, sans rechercher une banale popularité, en restant au contraire par la supériorité de son esprit le plus intrépide conservateur, en bravant parfois les entraînemens d’opinion avec ce séduisant mélange de flexibilité et de vigueur, de raison ingénieuse et de force, d’expérience et de finesse, qui était l’originalité de sa puissante et souple nature.

C’est ce qui a fait de lui, à un moment de décisives épreuves, un conseiller supérieur, le génie familier de la patrie en détresse, un personnage national qui pouvait dire un jour avec une juste fierté qu’il n’entendait pas « comparaître au tribunal des partis, qu’il faisait défaut devant eux, qu’il ne faisait pas défaut devant l’histoire et qu’il méritait de paraître devant elle. » — Ce qu’aurait fait M. Thiers, s’il avait vécu, demandera-t-on encore, ce qu’il ferait maintenant, avec son passé, avec ses sentimens et ses idées? Il se serait d’abord opposé sûrement de toute son énergie à une politique remettant en doute et en péril tout ce qu’il croyait avoir reconquis dans les heures les plus poignantes de ces cinquante dernières années de notre histoire. Il ne serait certes pas avec ceux qui, après avoir reçu la France relevée et prête à revivre, détruisent ou menacent chaque jour sa paix religieuse, ses finances, ses institutions traditionnelles, sa civilisation libérale, l’intégrité de son armée, et l’exposent à être l’objet des dédains du monde. Tout cela, il l’aurait combattu, il le combattrait de ses derniers efforts. Une fois encore, pour l’honneur de son nom et de sa mémoire, il se retrouverait le premier parmi ceux qui combattent pour la « patrie française et la liberté, » — pour tout ce qui a passionné sa vie !


CH. DE MAZADE.