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du fondateur, de leur premier maître, ne s’est pas éteint. Elles se souviennent que, par les nuits d’hiver, il s’en allait parcourant les rues, ramassant au coin des bornes les enfans abandonnés sur la neige, les réchauffant contre sa poitrine, où battait un grand cœur, les enveloppant d’un coin de sa soutane et les arrachant à la mort qui les guettait. Elles s’appellent les Filles de la Charité et ne mentent pas à leur nom. Les misères de leur pays ne leur suffisent pas, elles émigrent comme des oiseaux de bienfaisance, portant avec elles le génie du sacrifice et l’amour de ce qui souffre. Dans toutes les contrées que j’ai parcourues, au milieu des sectes les plus hostiles à la religion qu’elles professent, je les ai vues à l’œuvre, proprettes, actives, cachant leur visage sous la vaste coiffe qui ressemble aux ailes d’un cygne blanc, instruisant les petites filles, visitant les malades, secourant les pestiférés et bénies par nos marins, qu’elles soignent dans les hôpitaux que la France possède sur les rivages étrangers. A Paris, elles se multiplient et ne reculent devant aucun labeur : elles maintenaient la gaîté dans l’école, elles apportaient l’espérance dans l’hôpital ; on les en a chassées : elles y reviendront.

Si ample que soit leur action, elles ne peuvent suffire à toutes les infortunes qu’elles voudraient apaiser; il faut qu’elles en laissent à d’autres, qui glanent derrière elles dans le fertile sillon des misères humaines et se baissent pieusement pour relever les rebuts d’une société que rongent les maux et les vices. J’ai déjà fait connaître le dévoûment des frères hospitaliers de Saint-Jean-de Dieu[1] ; infirmiers, sinon médecins, ils rassemblent autour de leur robe de bure les enfans que les scrofules ont détruits et rendus incapables de se prémunir contre les nécessités de l’existence; mais il n’y a pas seulement les scrofules physiques que l’on badigeonne de teinture d’iode et que l’on cache sous des bandelettes, il y a les scrofules morales, issues comme les autres de la dépravation et du délaissement de soi-même. L’enfant qui en est frappé pourra être robuste et éviter le lit des hôpitaux publics, mais il s’assoira sur le banc des tribunaux correctionnels et des cours d’assises, il connaîtra les geôles, il dormira sur le grabat cellulaire ; il grandit pour le bagne et peut-être pour l’échafaud. — Combien en ai-je vus, lorsque j’étudiais le monde des malfaiteurs, qui ont débuté par le vagabondage, ont glissé dans l’ivrognerie, sont tombés dans le vol et ont fini par l’assassinat! La société réprime et ne prévient pas ; elle punit le délit et ne l’empêche point de se produire. La justice condamne un enfant errant, l’administration s’en

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.