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a essayé de le poétiser et l’on a eu tort ; c’est la fleur du ruisseau et il en garde le parfum. J’ai examiné ces petites frimousses : beaucoup sont spirituelles, quelques-unes dénotent de l’intelligence; pas une n’est jolie, pas une n’est régulière, plusieurs sont absolument laides et quelques-unes ont été ravagées par la variole. La plupart de ces gamins portent des cicatrices à la tête, souvenirs de la vie errante, blessures du vagabondage qui, comme l’image tatouée sur le bras du malfaiteur, constituent une preuve d’identité dont la trace sera persistante. Sous l’influence de l’abbé Roussel, les natures abruptes ou déjà coudées s’adoucissent et se redressent; quelque chose d’inconnu jusqu’alors, — la tendresse, — les pénètre et les émeut ; mais tous ne sont pas immédiatement accessibles aux bons sentimens ; ce sont les sauvageons de la pépinière humaine, on a beau les greffer, la puissance agreste subsiste et parfois reste la plus forte. Impérieuse pour les animaux, la loi de l’atavisme s’impose aussi à l’homme et dans des proportions considérables dont le moraliste doit tenir compte. Il y a là des enfans issus de générations mortes au bagne, car dans le monde du méfait on est voleur de père en fils; comment exiger qu’un tel « produit » ne soit pas empoisonné, dès la conception, de toutes les maladies morales dont ses ascendans ont été infectés ? L’aliéniste regarde toujours vers l’hérédité; le pédagogue doit imiter l’aliéniste.

« Où est ta mère? — Elle est en centrale. — Où est ton père? — Il est à la Nouvelle. » Le lecteur a-t-il compris? La mère a été condamnée à la réclusion, elle est à Clermont; le père est parmi les Canaques, dans nos bagnes, au-delà des océans. L’abbé Roussel se trouve en face d’une double influence; il la neutralisera tout doucement, sans sévérité inutile, avec la bonhomie patriarcale et gaie qui est une de ses forces, et, de ce pauvre petiot issu de deux criminels, il fera un ouvrier alerte, joyeux à la besogne, passant devant les cabarets sans s’y arrêter. Pour entreprendre une œuvre pareille, ne s’en point décourager et la poursuivre, il faut prodigieusement aimer les enfans. Réussit-on toujours à effacer la tache originelle et à baigner l’enfant dans une moralité si salutaire qu’il y perde les tares qui lui ont été léguées? Je voudrais l’affirmer, mais l’expérience me démentirait. Il en est parfois de ces malheureux comme des loups apprivoisés; on les croit adoucis pour toujours, on les conduit en laisse, on les mêle aux hardes de chiens; un cavalier tombe, ils se jettent dessus et l’attaquent à la gorge. Parmi quelques exemples que je pourrais citer, il en est un que je ne veux point taire. Un enfant, un Parisien, avait assisté à une scène terrible : il avait vu son père assassiner son frère à coups de couteau. Il avait été saisi de peur et s’était sauvé. Il avait alors huit ans : pendant dix mois, il vagua à travers les rues; il ne manquait