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protègent. Ces enfans sont ordinairement des fils de gens de service morts sans laisser d’économies. Ils sont, en général, bons sujets et semblent avoir reçu de leurs parens une soumission native qui se façonne aisément à la discipline. Leurs bienfaiteurs ne se croient pas quittes avec eux parce qu’ils les ont placés chez l’abbé Roussel; ils les suivent, les encouragent, les font sortir pendant les congés et interviennent souvent, lorsque l’apprentissage est terminé, pour les aider à s’établir et rendre productif l’outil qu’on leur a mis en main. Ces provenances diverses que je viens d’énumérer sont comme des sources qui coulent vers la maison d’Auteuil et la remplissent; elle est pleine, car le vagabondage et l’abandon ne chôment jamais. Cela n’arrête guère l’abbé; il y a dans son cœur place pour tous les petits qui n’ont pas d’asile. Dans ses courses, il cherche de l’œil les enfans qui peuvent avoir besoin de lui. On crie : « Mouron pour les petits oiseaux ! » L’abbé aperçoit un gamin d’une dizaine d’années qui glapit d’une voix aigrelette. « Combien gagnes-tu dans ta journée? — Cinq ou six sous. — Où est ton père? — Je ne sais pas. — Où est ta mère? — Je ne sais pas. — As-tu entendu parler de Dieu? — Dieu! connais pas. — Veux-tu faire quatre repas tous les jours, dormir dans un lit, avoir des camarades, apprendre à lire et savoir un métier qui te fera gagner de l’argent? — Oui. — Donne-moi la main et viens avec moi. » L’abbé rentre à l’orphelinat avec une nouvelle recrue, le pasteur apporte une brebis de plus au bercail. On est déjà bien serré ; bast ! on se pressera davantage, on trouvera place à la table, place au dortoir, et voilà encore un petit qui sera sauvé ! Il sera sauvé aussi celui que j’ai vu me regardant d’un air narquois pendant qu’il jonglait avec trois balles. On l’a trouvé au milieu d’une troupe de saltimbanques qu’il avait suivie; à demi-nu, le corps peinturluré, la tête empanachée de plumes, il jouait bien son rôle, mangeait des pigeons crus, avalait des étoupes enflammées, hurlait des vocables inconnus et représentait « le jeune anthropophage des rives de l’Amazone! »

L’œuvre de salut entreprise par l’abbé Roussel est de toutes les minutes, il n’y a jamais failli. Il a en lui quelque chose d’infatigable qui est toujours en quête de labeur. Il faut qu’il aille en avant, poussé par son amour des enfans, par sa pitié pour les jeunes souffrances qui ne sont point un châtiment et dont la responsabilité n’incombe pas à ceux qu’elles atteignent. Instinctivement ces petits comprennent ou du moins devinent le dévoûment qui les enveloppe, étale leur nature chancelante, leur donne le pain du corps et celui de l’esprit, veille pendant qu’ils dorment, jeûne lorsqu’ils mangent et s’en va, frappant de porte en porte, pour leur assurer l’indispensable. Aussi, ils aiment leur maître ; quand il paraît au milieu d’eux, dans les cours de récréation, ils quittent leur jeu, s’en approchent,