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Quand approchèrent les débats du procès, ce n’était plus le même homme. Le petit employé devenait un être impressionnable et nerveux. Il répondit nettement à toutes les questions qu’on lui posa, sans chercher à mentir ou à s’excuser. Et quand il se retrouva libre après l’acquittement, il crut sortir d’un long cauchemar. Subitement, il avait passé de la grande ombre à la pleine lumière. Le nom inconnu de Bernardin Morel était devenu célèbre du jour au lendemain. On avait télégraphié ce nom partout. On l’avait imprimé dans tous les journaux du globe. Et il semblait à Bernardin Morel que tous les gens qu’il rencontrerait auraient ce nom-là sur les lèvres, que tout le monde s’occuperait du crime de Rueîl, et qu’il ne pourrait jamais se dégager de l’effroyable tragédie. Oh! non, il n’était plus le même que six mois auparavant!

Il revint lentement, le long de la Seine, au petit appartement du quai Voltaire. Chez lui rien de changé. Aux murs, les mêmes rayons de bois blanc qui lui servaient de bibliothèque ; dans le fond, le lit de fer étroit ; çà et là, les meubles accoutumés ; le fauteuil de moleskine, la table, la boîte de dominos. Dans un coin, une collection des feuilletons du Petit Journal. Et cependant, il ne se retrouvait pas chez lui. C’était un autre homme qui revenait. Le corps avait maigri : l’âme avait changé.

Il eut d’abord une impression délicieuse : celle de se coucher dans des draps frais, dans d’autres draps que ceux de la prison, puis de sentir une vague torpeur s’emparer de lui lentement. Peu à peu, le sommeil s’appesantit sur son cerveau, ses nerfs se détendirent, et pour la première fois depuis six mois, Bernardin s’endormit profondément.


III.

Aussitôt, un cauchemar épouvantable le prit. Il rêva le crime, exactement comme il s’était passé. Il dînait chez le père Virgile, avec son frère et sa belle-sœur, puis il montait dans le train de Rueil; puis on guettait le malheureux. On le tuait à coups de barre de fer; on traînait le corps dans une petite voiture jusqu’à la Seine, et là, on jetait à l’eau le cadavre. Toute la nuit, ce même cauchemar chevaucha le cerveau du malheureux. Au matin, il s’éveilla baigné de sueur, les membres rompus, secoué par la fièvre. Le grand soleil le calma peu à peu. Il sortit et s’en alla du côté du bois de Boulogne. Il avait besoin de la verdure, de l’air frais, de l’odeur pénétrante des branches mouillées.

Cette promenade amena un grand apaisement. Il fut tranquille jusqu’à cinq heures du soir. À ce moment, sans qu’il se rendît