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celui-là disait « que sa femme lui avait dit qu’une nommée Maudrille lui avait dit qu’une inconnue lui avait dit avoir entendu les cris de la victime à l’autre extrémité de la ville. » Quoiqu’il parût inconcevable qu’un père âgé de soixante-cinq ans eût pendu de sa main un jeune homme de vingt-huit ans beaucoup plus robuste que lui, le malheureux Calas fut condamné au supplice de la roue.

Nous avons bonne opinion de nous-mêmes et du temps où nous vivons; nous aimons à croire, que dans ce siècle de lumière, de tolérance, de liberté de la presse et d’interrogatoires à portes ouvertes, les grandes iniquités judiciaires sont devenues impossibles, que, si la justice est toujours faillible, du moins elle ne se laisse plus corrompre par le fanatisme et que, d’un bout de l’Europe à l’autre. il ne se trouverait pas un juge pour condamner Calas. Ce qui se passe aujourd’hui dans un comitat hongrois est bien propre à rabaisser notre orgueil et nos fanfaronnades. Il se trouve que dans un pays qui mérite toutes nos sympathies et qui a souvent donné au monde de nobles exemples, il y a encore de ces magistrats dont Voltaire disait « que l’erreur universelle leur est sacrée, qu’ils n’ont pas le courage de détromper les peuples, qu’ils craignent le pouvoir du préjugé, que le fanatisme étant né du sein de la religion même, ils n’osent frapper le fils de peur de blesser la mère. » Toutefois, il faut convenir à notre honneur que les grands attentats à la justice sont devenus plus difficiles à commettre, qu’on y regarde à deux fois, que la main hésite avant de frapper, qu’on a des embarras de conscience, des perplexités, des scrupules incommodes. Ce qui le prouve, c’est la lenteur de cet interminable procès qui fait tant de bruit en Hongrie et dans tout le monde. Il semble que le magistrat ait cherché à retarder le jour où il devra se décider, coûte que coûte, à encourir la réprobation de toute l’Europe civilisée ou à braver en face le préjugé populaire, qui aura peine à lui pardonner son courage. Si, par impossible, l’israélite Salomon Schwartz et ses douze coreligionnaires n’étaient pas mis hors de cour, il y aurait eu tant de perversité dans les manœuvres ourdies pour préparer leur condamnation et une si coupable faiblesse dans le juge qui l’aurait accordée que les bourreaux de Calas en seraient réhabilités. Ils pouvaient dire : « Nous n’avons pas vu clair, nous n’avons pas su ce que nous faisions, notre conscience ne nous a jugés qu’après coup. » Le tribunal de Nyiregyhaza pourrait-il en dire autant ?

On connaît les faits. Il y a dans le comitat de Szabolcs, près de la Theiss, un village nommé Tisza-Eszlar, où protestans, catholiques et juifs semblaient jusqu’à ces derniers temps vivre en assez bonne harmonie; on s’aimait peu, mais ou se supportait. Une femme de ce village chargée de famille et peu fortunée, la veuve Solymosi, qui appartient à la confession réformée, avait placé en service chez une fermière dont elle est parente sa fille Esther, âgée de quatorze ans et quelques