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et une obligation positive, que d’avertir le lecteur et de s’efforcer à lui dire les précautions qu’il doit prendre même contre un bon livre. L’obligation ne sera-t-elle pas d’autant plus étroite que le livre lui-même sera non-seulement meilleur, mais encore, c’en est ici le cas, il faut dire plus séduisant?

Je croirais volontiers qu’à vivre un peu assidûment dans le commerce de la littérature anglaise, on y contracte une indépendance de jugement, et, pour ainsi dire, un esprit d’individualisme qui nous fait défaut en France, et nulle part plus visiblement qu’en matière de critique littéraire. Ce mérite est à un haut degré celui du livre de M. Filon. Faute de pouvoir en produire autant d’exemples que je le voudrais, j’irai tout de suite au plus considérable, et je prendrai le chapitre très intéressant et très nourri qu’il a consacré au drame de Shakspeare.

Nul n’ignore qu’aujourd’hui c’est la mode, en France comme en Allemagne, — selon le mot de Victor Hugo, qui songeait ce jour-là sans doute à la manière dont il rêvait d’être admiré lui-même, — c’est donc la mode et l’usage de tout admirer dans Shakspeare, « comme une brute. » Il y a des taches dans Corneille et il y en a dans Racine; à chaque fois qu’on les représente, ou, pour mieux dire, qu’on les reprend, les critiques font profession d’y en découvrir de nouvelles; mais il n’y a pas de taches dans Shakspeare. En vain les Anglais nous préviennent-ils eux-mêmes, — celui-ci, et c’est Hallam, le plus judicieux de leurs historiens littéraires, — « qu’il faut apprendre Shakspeare comme on apprend une langue, comme on lit un passage difficile en grec, en jetant à tout moment les yeux sur le commentaire; » — celui-là, et c’est Charles Lamb, un de leurs plus délicats humoristes, — « qu’à la scène, toute la poésie et toute la profondeur psychologique de Shakspeare disparaissent, de telle sorte qu’il n’en demeure plus que le mélodrame, » il n’est pas moins convenu que le drome shakspearien est un bien autrement vivant spectacle que la froide tragédie française; et l’on continue d’admirer le plus dans le grand poète ce qu’il y en a de moins admirable pour tout homme de bon sens, c’est à savoir ce que l’on n’en comprend pas. Il y a les gens aussi qui croient admirer l’auteur d’Hamlet à travers le drame romantique dans Ruy Blas ou dans le Roi s’amuse, et qui ne se doutent pas, comme dit M. Filon avec autant de vivacité que d’esprit, que s’il y a « quelque chose de plus ridicule qu’un Allemand qui commente Shakspeare, c’est un Français qui l’imite. » M. Filon n’est pas de cette école, — ni nous non plus. Il sait combien de ces admirateurs frénétiques de Shakspeare n’en ont jamais vu représenter à la scène une tragédie seulement, et combien il serait facile d’en citer qui le louent impertinemment, je ne dis pas sans l’avoir lu, mais tout exprès pour se dispenser de le lire. Car, s’ils le connaissaient mieux, ils ne l’admireraient pas moins, à coup sûr, mais, à coup sûr aussi, ils le loueraient autrement. Sachons donc grand gré