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II.

J’ai peu parlé jusqu’ici d’Arabi. Son rôle public ne commence, en effet, qu’à partir de l’émeute de septembre. On a vu que, lors de l’émeute de février, son régiment avait refusé de marcher, et que c’était Ali-Fhemy et Abdel-Al qui avaient conduit la manifestation. Mais, dans les conciliabules secrets tenus à la suite de la première révolte, Arabi avait pris peu à peu sur ses confrères un grand ascendant. Ce n’est point, à coup sûr, qu’il leur fut supérieur par l’intelligence ou par le caractère: très borné d’esprit, d’une ignorance profonde, d’un courage moins qu’ordinaire, il a dû tous ses succès à une fascination de parole à laquelle bien peu d’Arabes savent résister. Quoique le fond de ses discours fût toujours médiocre et parfois ridicule, la forme en était pleine de mouvement et de cette onction particulière qui, produite par le mysticisme, exerce sur les masses superstitieuses de l’Orient une influence décisive. Simple fellah, ayant fait sa carrière militaire dans l’intendance plutôt que dans l’armée active, n’ayant donné aucune preuve de cœur et d’énergie, Arabi n’avait pas de raison pour dominer ses collègues, et ceux-ci ne lui ont laissé prendre le premier rang que parce qu’ils en sentaient les dangers et qu’ils préféraient qu’un autre qu’eux les bravât. Les vrais meneurs du mouvement n’étaient pas dans l’armée active : c’étaient d’abord Mahmoud-Samy, puis un certain Ali-Roubi, qui après avoir été officier, était devenu président du tribunal de Mansourah, en vertu de cette confusion des carrières civiles et des carrières militaires qui est de règle en Égypte, enfin plusieurs cheiks et intrigans, à demi fanatiques, mais que l’intérêt personnel dirigeait surtout. Arabi était l’instrument de ces conspirateurs de bas étage, dont il se croyait le chef. Il traduisait leurs idées, il exposait leurs projets avec une incontestable éloquence. Grand lecteur du Coran, qu’il possédait d’un bout à l’autre, il avait toujours à la bouche des citations du livre saint, sur lesquelles il faisait les commentaires les plus brillans. Au reste, en dehors du Coran, il ne connaissait rien qu’une Histoire arabe de Napoléon Ier, dont l’influence sur son esprit a été des plus funestes. Puisqu’un officier sorti des rangs de la bourgeoisie française avait pu gouverner la France et dominer l’Europe, pourquoi lui, Arabi, simple fellah, il est vrai, fils d’une race esclave, mais à laquelle l’avenir devait appartenir, ne se proposerait-il pas un but semblable et n’atteindrait-il pas des destinées du même genre? L’imitation de Napoléon Ier a été le rêve d’Arabi, rêve, hélas ! qu’il a poursuivi par les moyens les plus criminels.

En se présentant sur la place d’Abdin, le 9 septembre 1881, le