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le Koran, sorti de la plus basse classe de la société, il avait tous les préjugés, toutes les superstitions du peuple. Or, le jour vint où, comme Abdul-Hamid, il rencontra un marabout pour lui prédire le pouvoir suprême. Ce marabout était d’un degré inférieur à celui qu’occupe Daffer. C’était un simple derviche, profondément corrompu, méprisé de tous les ulémas et de tous les softas de la mosquée d’El-Azar, le cheik Ouleich, mais qui exerce sur la lie de la population le genre d’influence que les plus vils imposteurs obtiennent aisément dans le monde musulman. Les premiers succès d’Arabi lui avaient inspiré l’idée de se servir du nouveau maître de l’Égypte en flattant ses ambitions ; aussi ne cessait-il de parler de lui avec enthousiasme. Peu à peu Arabi apprit le langage qu’il tenait, et, naturellement, il en fut flatté. Il se rendit donc auprès d’Ouleich pour le consulter sur l’avenir. Celui-ci ferma les yeux à son approche, feignit d’être aveugle et de ne pas le reconnaître. Mais, après avoir fait des signes cabalistiques sur le sable, suivant le rituel, il lui passa la main sur le front et s’écria : « Le voilà donc l’homme que j’attends depuis un si grand nombre d’années ! le sauveur de l’islam ! le chef des Arabes ! Va, tu es marqué de la lettre G. Je t’ai reconnu. Tu es le mehdi annoncé ! »

Il faut dire, pour comprendre ces paroles, que les prophéties répandues dans les confréries musulmanes, parmi les cheiks et les derviches, annonçaient pour la fin du XIIIe siècle de l’hégire, c’est-à-dire pour le mois de novembre dernier, l’apparition d’un sauveur qui devait délivrer l’islamisme et écraser les chrétiens. Le sauveur devait être marqué de signes dans le genre de ceux du bœuf Apis, auxquels on pourrait le reconnaître d’avance. Il paraît que la lettre G faisait partie de ces signes. Il paraît aussi qu’en tâtant bien le front d’Arabi, qu’en y mettant d’ailleurs beaucoup de bonne volonté, on pouvait y reconnaître cette lettre. Quoi qu’il en soit, ni Arabi, ni ses amis n’ont douté de la prédiction. Ignorans comme ils l’étaient, ils ont été dupes d’eux-mêmes. Les prédications d’une nuée de cheiks venus de Constantinople pour parcourir toutes les provinces de l’Égypte ont entretenu leur fanatisme naissant. Des intrigues d’un tout autre genre ont encouragé leurs ambitions. On a vu tout à l’heure que leur correspondant à Constantinople parlait du remplacement de Tewfik-Pacha comme khédive par le prince Halim. Le prince avait en Égypte beaucoup d’agens et d’agens très actifs qui n’épargnaient ni argent, ni promesses pour gagner les colonels à sa cause. Ils avaient distribué aux colonels, ainsi que l’a révélé l’enquête judiciaire, un certain nombre de photographies du prince avec quelques lignes aimables signées de sa main. Les colonels se sentaient donc doublement poussés du côté de Constantinople. D’autres instigations,