Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/784

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

politiques, il passait à des sujets de science et de religion. Il racontait, par exemple, que le Nil était un fleuve étrange qui, loin de se perdre dans la mer, s’écoulait au-dessous d’elle dans une sorte de tunnel et venait ressortir en Amérique, où il formait le Mississipi. D’autres fois, il exposait la formation des îles. mon Dieu ! rien n’est plus simple : ne voit-on pas le Nil charrier de la terre, des arbres, d’énormes débris végétaux? Tout cela s’arrête, on ne sait comment, sur un point de la Méditerranée, et forme un premier noyau ; d’autres détritus se joignent à ceux-ci, et peu à peu voilà une île qui surgit des flots. Des textes du Coran corroboraient ces étonnantes expositions scientifiques, qu’un auditoire émerveillé écoutait avec une attention passionnée. Malheur à celui qui eût fait une objection, qui eût émis un doute ! En sortant de chez Arabi, il eût été suivi par un officier qui l’eût menacé des plus terribles traitemens pour avoir osé contredire le mehdi, l’homme inspiré de Dieu, le nouveau prophète illuminé de la lumière divine. C’est ce qui est arrivé à quelques téméraires, qui n’ont plus recommencé. Une véritable éloquence couvrait d’ailleurs toutes les sottises d’Arabi. Pour lui la parole était tout; quant à ses idées, elles avaient l’incohérence et la naïveté de celles des fellahs ses compatriotes. Discutant un jour au conseil des ministres la question de la baie d’Assab : « Les Italiens n’ont assurément aucun droit, dit-il ; mais nous sommes assez puissans pour montrer envers eux quelque générosité et, sans accepter toutes leurs prétentions, pour leur céder un lambeau de terrain. » Et il proposa aussitôt de leur donner un nombre de kilomètres de terrain dont l’étendue aurait fait quatre fois le tour du monde. Quand un des contrôleurs lui fit remarquer qu’il allait peut-être, un peu loin, il parut tout surpris: « Comment pouvez-vous savoir, demanda-t-il, l’étendue du tour du monde? »

Tel était l’homme qui dominait déjà l’Egypte et qui allait, quelques semaines plus tard, y exercer une tyrannie sans contrepoids. Il eût été bien facile de l’arrêter si la France et l’Angleterre, après avoir fait échouer la mission turque, avaient offert et, au besoin, imposé à Chérif-Pacha l’appui que la Turquie ne pouvait plus lui donner. Toute l’audace d’Arabi venait de la conviction que les deux puissances alliées ne marcheraient jamais contre lui. Il comptait surtout, et en cela il n’avait, hélas! que trop raison, sur l’inertie de la France, et, dans son ignorance profonde, il s’imaginait que l’Angleterre n’avait pas d’armée, qu’elle ne possédait que des flottes, que jamais, par conséquent, elle ne pourrait atteindre avec es canons de ses vaisseaux autre chose que les maisons européennes d’Alexandrie.

Un instant toutefois sa confiance dans les dissentimens de la