Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/803

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans savoir où aller. Chacun partait à l’aventure. Les femmes enceintes et les malades furent abandonnés dans les maisons, où ils moururent faute de soins. Des rixes sanglantes s’engageaient entre les Bédouins et les soldats; les Bédouins arrivaient avec des voitures chargées de marchandises pillées; les soldats, voulant les leur enlever de force, tiraient sur eux; les Bédouins ripostaient. Des balles atteignaient les émigrés qui passaient à côté. A Ramleh, à Mahalla, etc., des soldats enlevaient aux émigrés leurs effets, se livraient sur eux à des actes d’épouvantable libertinage, en tuaient un certain nombre. Enfin, le spectacle que j’ai vu dans cette fatale journée est si indescriptible que la vengeance de Dieu seule pourrait le concevoir.


Un autre témoin oculaire, Mohamed-Choukry, sous-chef d’état-major de l’armée, raconta les mêmes incidens en ces termes :


Toutes les voies étaient entourées de personnes courant et poussées par une force effrayante. Les femmes quittaient les maisons malgré la volonté de leurs maris, sans chaussure, sans vêtemens, ivres de peur, — et chacune ne cherchant qu’à se sauver. Nous dûmes sortir et nous nous rendîmes jusqu’au jardin public. Là nous restâmes au pied du mur d’enceinte, ainsi que beaucoup de personnes le faisaient. Nous nous aperçûmes qu’une voiture venait de passer avec une très grande rapidité, escortée d’un petit nombre de cavaliers, dans laquelle se trouvaient Arabi et Toulba. Les fuyards s’accumulaient les uns sur les autres, le fort foulant au pied le faible, et les soldats poussaient tout le monde à marcher plus vite encore, disant que les Anglais étaient descendus dans la ville et tuaient tous ceux qu’ils y rencontraient. Il est impossible de dépeindre le spectacle affreux qui se déroulait alors sous les yeux; il serait de nature à faire blanchir les cheveux des petits enfans. Il me suffira de dire que bon nombre d’enfans, de femmes, de vieillards ont péri écrasés sous les pieds de la foule. Ce ne fut qu’une heure après le coucher du soleil que nous arrivâmes à Hayar-el-Maouatia, où nous passâmes la nuit sous le ciel, sans couverture. Et pendant toute cette nuit, nous vîmes les flammes de l’incendie, et nous entendîmes des cris de détresse de toutes parts.


Qu’ajouterai-je à de pareilles descriptions? Les ruines encore intactes d’Alexandrie en attestent la parfaite authenticité. Seulement, quand on se promène dans cette ville éventrée, on est frappé de trouver, au milieu des plus grandes décombres, quelques maisons intactes. C’est qu’il y avait là un petit nombre d’européens et d’Albanais, qui ont suffi à effrayer la lâcheté des soldats de Soliman-Samy. L’ombre d’une résistance les arrêtait. Le palais des tribunaux