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Loin de blâmer les premiers incendies, Arabi, on l’a vu, en avait loué Dieu. Au camp de Kafr-el-Dawar, Soliman-Samy devint son ami le plus cher. « De très fortes relations jointes à une très grande intimité, dit Mohamed-Choukry, sous-chef d’état-major de l’armée, l’un des auteurs des fortifications de Kafr-el-Dawar, de très fortes relations régnaient entre Arabi et Soliman-Samy. Arabi connaissait beaucoup ce dernier, lui faisait de fréquentes visites et se rendait spécialement à sa tente, qui était derrière la ligne de défense. Il l’embrassait à chaque rencontre ; il restait quelquefois avec lui jusqu’à l’heure de la prière de El-Eicha (deux heures après le coucher du soleil), et ne rentrait qu’après deux heures de la nuit, et cela arrivait chaque fois qu’Arabi faisait des tournées pour inspecter les lignes de défense. » Arabi ne repoussait donc pas la responsabilité du crime d’Alexandrie : au contraire, il s’en glorifiait. N’avait-il pas tenu à acquérir un ascendant extraordinaire sur toute l’Egypte? N’avait-il pas passé de longs mois à la fanatiser? Ne personnifiait-il pas la révolte avec toutes ses conséquences? Aujourd’hui encore le nom d’Arabi subsiste seul ; celui de ses complices est oublié. Qu’on juge donc de l’effet que produisit tout à coup le cri de fureur qui retentit dans le Delta : « Musulmans, massacrez les chrétiens! c’est l’ordre d’Arabi. » Oh! sans doute, le fanatisme, inconnu aux Égyptiens, ne naquit pas en un jour ; mais Arabi s’adressait à des sentimens autrement vifs dans l’âme du fellah que les sentimens religieux ; c’est par l’intérêt qu’il le prenait. Ses émissaires répétaient partout qu’Alexandrie était anéantie, que la flotte anglaise était détruite, qu’il n’y avait plus de banques européennes, plus d’établissemens financiers, plus de tribunaux. La dette générale allait donc disparaître et avec elle des milliers de dettes particulières, qui, dans chaque village, faisaient des paysans les esclaves des prêteurs européens. Ceux-ci fuyaient partout sans oser réclamer la moindre créance; eux, si arrogans jadis, s’évadaient en tremblant. On allait donc être débarrassé à tout jamais de leur présence, s’emparer des terres des domaines et de la Daïra-Sanieh, faire main basse sur tous les biens des chrétiens, comme on l’avait fait sur ceux des habitans d’Alexandrie ! Voilà l’illusion, voilà le mirage, qui, pendant quelques semaines, a troublé l’esprit des fellahs, qui a fait de ces pauvres gens si faibles et si doux de vraies bêtes féroces, qui a donné à Arabi une popularité immense. Le mehdi islamique accomplissait avant tout une révolution sociale et agraire. Peu importait le reste. Tout le monde était avec lui pour le meurtre et la spoliation. L’Egypte, épuisée, affolée, était prise d’une ivresse de sang et de richesse. Elle allait se livrer, sur l’ordre d’Arabi, à des excès tels que jamais, dans son histoire, on ne trouverait la trace des pareils.