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abusé, avait déjà été mise en lumière par M. Renouvier dans sa Science de la morale. Plus récemment, elle fit l’objet d’une très intéressante étude publiée par M. Marion en dehors de toute préoccupation théologique. M. Renan, lui aussi, fondait naguère la nationalité vraie sur une solidarité jointe au consentement, sur un « plébiscite de tous les jours. » D’accord avec MM. Renouvier et Marion sur ce principe de la solidarité humaine, M. Secrétan va plus loin : il entreprend de fonder sur la même base non-seulement la morale entière, mais encore la foi religieuse. Solidarité dans le péché originel, solidarité dans la rédemption et par conséquent charité, puis, comme principe même de la charité, la grâce divine, don d’une liberté absolument gratuite qui non-seulement se crée elle-même, mais encore crée la vérité et le bien, — voilà en quelques mots la haute doctrine de M. Secrétan. Il s’est inspiré tout ensemble du christianisme de Scot, de Schelling, et des conclusions générales de la physiologie contemporaine. Cette doctrine mérite d’autant plus l’attention qu’elle a exercé chez nous une certaine influence sur les jeunes esprits philosophiques. En même temps, elle a été accueillie avec une juste faveur par la théologie protestante, qui n’a pas eu de peine à y reconnaître l’expression la plus élevée de la morale chrétienne. M. de Pressensé, dans son livre des Origines, parait en avoir adopté les principales conclusions. Nous ne pouvons ici approfondir, au point de vue purement métaphysique, la philosophie de la « liberté absolue » et de la grâce, ce qui nous entraînerait trop loin, et parfois, hors de la morale. La métaphysique se comprend mieux appliquée à la morale, comme la parole jointe aux gestes et à l’action : les métaphysiciens ont une langue encore trop rudimentaire, semblable à celle de certains Indiens qui, ne pouvant se comprendre entre eux sans la mimique, sont obligés la nuit d’allumer un feu pour converser par un langage d’action. Examinons donc ce que deviendra, dans la science des mœurs, la conception de la solidarité universelle fondée sur l’unité de tous les êtres en Dieu, et de tous les hommes dans le premier homme. Sous la forme théologique qu’on lui donne, cette sorte de socialisme moral fournit-il un sûr fondement au devoir et au droit de l’individu, à la liberté civile, religieuse et politique? La question est assez importante pour mériter un examen attentif. « Il est facile de prêcher la morale, dit Schopenhauer, difficile de la fonder. » La crise actuelle de la morale en est la preuve. On a écrit des pages émouvantes pour montrer comment les dogmes religieux finissent, on pourrait en écrire aujourd’hui de plus émouvantes encore sur une question plus vitale : Comment les dogmes moraux finissent.