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idéal soit éternellement réel en soi et que l’humanité présente soit sa créature, son image, voilà ce qu’il n’est nullement nécessaire d’admettre pour former une société de bonnes volontés; c’est au contraire parce que l’on comprend d’abord la valeur d’une telle société qu’on la divinise ensuite. Donc le théologique n’est pas nécessaire au moral, ni surtout la théologie révélée et le miracle, en un mot, les religions positives. Donc encore la vraie république entre les hommes, quoi qu’en disent les théologiens, n’est pas nécessairement une église : c’est là un principe que nous croyons indispensable de maintenir, parce qu’il est à nos yeux la sauvegarde de la liberté philosophique dans la société moderne.

Bien plus, l’élément théologique, — emprunté aux théologies révélées ou même à la théologie rationnelle, — risque le plus souvent de compromettre l’élément moral, la vraie fraternité. Loin de dire avec M. Secrétan que toute église exclut la contrainte, nous demanderons à ce penseur sincère et tolérant, en nous appuyant tout ensemble sur l’histoire et sur la psychologie, si une foi exclusive et enthousiaste a jamais reculé, pour sauver le plus d’hommes possible, devant l’emploi de la contrainte morale ou physique des promesses, des menaces, des corrections, de tout ce qu’emploierait un père à l’égard de ses enfans, un tuteur à l’égard de ses mineurs. Dans un naufrage, hésite-t-on devant le respect du libre arbitre et de ses caprices, quand il s’agit d’assurer le salut de tous? Que serait-ce s’il s’agissait d’un naufrage pour l’éternité? Qu’est-ce qu’une compression de quelques instans en face de l’infinité des siècles ?

M. Secrétan nous répondra que les hommes ne sont ni des enfans, ni des mineurs. — Dans leur idéal, oui; mais en fait, comme il le dit lui-même, non. Si les hommes sont civilement et politiquement majeurs quand il s’agit de leurs intérêts temporels, il faut bien avouer qu’ils sont tous mineurs quand il s’agit des intérêts éternels. Tout être qui n’est pas sage et saint, qui a des passions, des défaillances, des tentations, est un enfant. Dès lors, ceux qui ont la certitude, qui savent ou croient absolument qu’il s’agit d’un malheur sans remède, ceux-là, en se réunissant, doivent entreprendre par charité la correction et l’éducation de ces éternels mineurs qu’on appelle des hommes. — Mais, réplique M. Secrétan, « la charité du prophète ou du héros ne lui fournit un motif logique d’entreprendre sur la liberté des foules que dans la mesure fort étroite où la liberté positive, c’est-à-dire la moralité véritable, peut être développée dans les cœurs par des procédés de contrainte. Pour pouvoir ériger en théorie une conduite qu’il serait assez difficile de condamner absolument sans exception dans la pratique, il faudrait donc que les éducateurs produisissent les titres irrécusables d’une supériorité