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adoptés par le gouvernement sont les mieux choisis pour déterminer ce sérieux courant d’immigration française auquel on a raison d’attacher la plus grande importance. Qu’on me permette d’abord de m’étonner un peu de la symétrie toute mathématique de l’ingénieuse combinaison qu’on propose à notre admiration. La voici dans sa merveilleuse simplicité : 300 centres à fonder en cinq années, dont 150 sur des territoires déjà possédés par l’état, et 150 dont il faudrait se procurer l’emplacement à prix d’argent par la voie de l’expropriation ; chaque centre devant avoir 50 feux avec un périmètre de 2,000 hectares, c’est-à-dire 150 villages x 2,000 hectares = 300,000 hectares ; dépenses présumées, en fixant le prix moyen de l’hectare à 85 francs : 25,500,000 francs ; pour l’installation des 300 centres, en prenant pour base la somme de 80,000 francs qu’a coûté l’établissement de chacun des anciens villages créés depuis 1871, les frais se monteraient à 24 millions environ : et c’est ainsi qu’on arrive au chiffre rond et fatidique des 50 millions. J’avoue que ces fractions multiples qui s’emboîtent si parfaitement les unes dans les autres, comme si elles étaient tirées du carnet d’un élève de l’École polytechnique, m’inspirent quelques appréhensions. Je doute beaucoup qu’à la pratique, les choses se puissent arranger avec cette régularité, et je ne puis me défendre de penser que, si au lieu d’avoir été dressés tout d’une pièce autour du tapis vert de quelque bureau de la chambre, ces plans avaient été élaborés sur place par des hommes compétens et connaissant bien les localités, on serait arrivé à d’autres résultats ayant moins bonne figure sur le papier, mais plus appropriés à la nature des besoins qu’il s’agit de satisfaire.

A un tout autre point de vue, je me demande aussi si les partisans de la colonisation officiellement entreprise et directement patronnée par l’état se sont bien rendu compte des dispositions, des habitudes et du caractère que l’on rencontre d’ordinaire parmi cette catégorie de Français auxquels ils ont songé à faire appel, les seuls qu’ils aient chance de gagner à l’idée de quitter leur pays natal et le foyer domestique pour aller au loin tenter la fortune. Pareille perspective est difficilement acceptée par notre population naturellement sédentaire, attachée au sol, peu portée à l’émigration. Elle ne sourit qu’aux personnes douées de l’esprit d’initiative et d’un tempérament particulièrement hardi, ayant le goût des aventures, à tout le moins celui d’une libre et complète indépendance. À ces natures généralement un peu rebelles, plutôt disposées à secouer le joug de toute espèce de réglementation et qui ne songent le plus souvent à s’expatrier qu’afin de se dérober aux conventions trop gênantes pour elles de la civilisation moderne, c’est offrir un maigre appât que de les