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vide d’une occupation machinale éveillèrent en moi la poésie. » Tout en compulsant des dossiers, il roulait dans sa tête le plan d’un poème, des projets d’études et de voyages.

Bientôt il abandonna sans retour des fonctions qui convenaient peu à son esprit, tout de fantaisie et d’indépendance, et commença une existence nouvelle de poète nomade, de littérateur errant. Il visita le Sud de la France, l’Italie à plusieurs reprises. En 1857, il vécut quelque temps à Munich, en compagnie des poètes Heyse, Bodenstedt, Geibel, Lingg, que le roi de Bavière Maximilien II avait réunis autour de lui. Puis il séjourna une année à Donaueschingen en qualité de bibliothécaire du prince Egon de Furstenberg, et entreprit de nouveaux voyages avant de se fixer, dix ans après, dans sa ville natale. La passion des lettres faisait l’unité de cette vie si dispersée au dehors.

Ses débuts ne furent ni lents ni pénibles. Son premier ouvrage, le Trompette de Säkkingen, épopée héroï-comique, publiée en 1854, ne tarda pas à acquérir une vogue qui depuis n’a cessé de se soutenir. Peu de livres en Allemagne ont eu autant de débit, succès rare pour un poème de huit mille vers environ, et dans un pays où la réclame n’est encore que médiocrement organisée. Si elle ne donne pas la mesure complète du talent de l’auteur, cette œuvre en marque au moins le ton dominant. L’inspiration, dit-il dans sa dédicace, lui en vint à Rome, où il se trouvait durant un hiver pluvieux. Les poétiques fantômes qui commençaient à le hanter l’obsédèrent à Naples et à Pompéi, et c’est à Caprée seulement qu’il s’en est délivré en donnant un corps à ces âmes en peine, en les emprisonnant dans ses vers. Comme le marin perdu dans les mers lointaines, lorsqu’il se penche sur le bord du navire par une mer calme, croit apercevoir au fond de l’abîme la patrie qu’il a quittée, il semble que le poète, dans le ciel clair d’Italie, ait vu comme en un mirage sa paisible petite cité d’Allemagne par une après-midi de dimanche, avec ses hauts pignons, ses étroites fenêtres encadrées de vigne et de lierre, ses places ornées de fontaines sous l’ombre parfumée des tilleuls séculaires, sa cathédrale dont les tours se reflètent dans les vagues bleues du Rhin. Grâce au prestige et à l’émotion de l’éloignement, ce coin perdu de Säkkingen, où il languissait d’ennui, lui suggère les scènes les plus riantes des mœurs provinciales. Pour les peindre, il invoque une Muse aux joues fraîches, aux lèvres vermeilles :


Mon poème a plus d’un défaut, hélas! — Il lui manque les hautes échasses tragiques, — Il lui manque le sel piquant de l’esprit de parti, — Il lui manque aussi l’empourprée et suave vapeur d’encens de l’âme