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Mlle Montfort du Plessys, qui était venue avec tout le beau monde de Paris voir les Allemands fumer des pipes, — car le tabac était alors une nouveauté. Grâce à son talent de fumeur, l’ours allemand fut préféré à tous les lions parisiens... Il en était à cet endroit de son récit, quand le bruit éclatant d’une trompette qui sonnait la charge et l’hallali vint interrompre le baron. Il dressa l’oreille comme un vieux cheval de bataille... Marguerite se pencha en vain à la fenêtre et ne put distinguer Werner, caché par l’ombre de la grosse tour.

Le lendemain, dès l’aurore, Antoine, le fidèle cocher, reçut l’ordre de rechercher le trompette inconnu dans toutes les auberges de la ville. Le baron n’eut pas de cesse qu’on ne lui eût amené l’étranger, qu’il créa son secrétaire et son trompette en titre, car il était mélomane passionné, ainsi qu’il l’expliquait à son nouvel hôte :


Voyez-vous, mon jeune ami, tant — Que le monde durera, il y aura aussi des hommes — Qui chevaucheront leurs dadas. — L’un aime le mysticisme et l’ascétisme, — L’autre préfère le vieux kirsch ; — Quelques uns cherchent les antiquités, — Quelques autres se nourrissent de hannetons, — Un troisième fait de mauvais vers. — C’est une plaisanterie singulière que chacun — Entreprend de préférence ce — Pourquoi justement il a le moins de vocation. — Moi aussi je chevauche ma manie,— Et cette manie, c’est la noble — Musique : elle me réconforte et me rafraîchit.


Werner jouait donc au baron ses airs favoris. Dans la petite chambre qu’il occupait au sommet du donjon, il se trouvait le plus heureux des hommes et des trompettes. Marguerite, en mainte occasion, lui témoignait sa bienveillance : dans une partie de campagne que les habitans de Säkkingen entreprirent par une belle matinée de mai sous la conduite du baron, elle couronna le musicien aux applaudissemens de l’assemblée, et lui serra la main un jour qu’il avait secrètement organisé un concert pour la fête de son père. Elle-même devint l’élève du trompette; et le baron, d’abord contrarié, finit par se réjouir d’entendre Marguerite lui corner la charge aux oreilles.

Cependant les paysans de la Forêt-Noire, accablés d’impôts et de misère, préparaient une jacquerie, à la grande joie de maître corbeau, qui se délectait dans l’espérance d’un régal de chair fraîche. La guerre civile ayant éclaté fournit à Werner l’occasion de déployer un courage téméraire : une blessure qu’il reçut en repoussant l’attaque du château mit ses jours en danger, et cette circonstance exalta les sentimens de la jeune fille. Bientôt ils échangèrent le premier baiser, en présence du chat de la maison, nommé Hiddigeigei,