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s’épuisait à démontrer que Royer-Collard avait raison et que Condillac avait tort. C’était là tout ; et je ne pouvais revenir de mon étonnement qu’on s’occupât de l’origine des idées avec une ardeur si grande qu’on eût dit que toute la philosophie était là. Encore, si on eût commencé par nous montrer le vaste et brillant horizon de la philosophie, et dans cette perspective les grands problèmes humains chacun à leur place ! .. Mais non ; le mouvement philosophique était alors trop jeune pour qu’on en sentît bien le besoin. Toute la philosophie était dans un trou. »

En quoi donc consista, à ce premier moment de l’éclectisme, la surprise, la déception de Jouffroy ? Précisément en ceci, qu’au lieu de trouver un cours répondant aux besoins de l’âme, cherchant à sauvegarder, comme on dit, les grandes croyances de l’humanité, il se vit pendant deux ans en face d’un problème abstrait, technique, qui lui était absolument indifférent, à savoir le passage du moi au non-moi, et la réalité du monde extérieur ; à peu près, pour prendre un exemple de notre temps, comme si un jeune homme travaillé comme Jouffroy par le doute, et dévoré du besoin de croire, entrait aujourd’hui à l’École normale dans l’espérance d’une doctrine nouvelle et qu’il y trouvât pour toute nourriture la doctrine de l’idéalité de l'espace et du temps. En un mot, pour résumer l’antithèse, Jouffroy attendait précisément une doctrine semblable à celle que l’on nous dit avoir été l’éclectisme, une philosophie demi-croyante, dominée par les besoins de la pratique, et il trouvait au contraire une philosophie toute spéculative, poursuivant par les méthodes les plus abstraites le problème du monde le plus inutile. Évidemment, au moins pour ce qui concerne cette première période, l’idée que l’on nous propose aujourd’hui comme l’expression de l’éclectisme, est absolument infidèle.

Jouffroy, après cette première surprise, resta-t-il cependant hostile et indifférent aux leçons de son jeune maître ? En se plaignant de n’avoir pas trouvé ce qu’il désirait, veut-il dire qu’il n’a rien trouvé du tout ? Bien loin de là ; peu à peu, il renonça à demander ce qu’il n’était pas question de lui donner ; et, laissant pour un temps la satisfaction des besoins de l’âme, il entra dans la voie qu’on lui ouvrait et prit goût aux questions posées. Il commença à s’apercevoir de l’importance de ces questions, importance qu’il n’avait pas comprise tout d’abord ; et surtout son esprit éminemment scientifique se laissa bientôt subjuguer précisément par le caractère spéculatif, sévère, abstrait, du nouvel enseignement. D’abord il découvrit que le problème de l’origine des idées n’était autre chose que le problème de la certitude : remarquez ici dans quel état de naïveté et d’inexpérience étaient ces nobles esprits qui ont fondé la philosophie de notre siècle. Ce que savent