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blanchis à la chaux, le terrain de parade d’un beau vert, la caserne, le cabildo, l’hôpital, et la douane, et la prison voisine de la cathédrale, tout cela d’un blanc et d’un jaune éclatans avec les traces noires de l’incendie de 1794, puis, de distance en distance, s’élevant au-dessus des toits écrasés, quelque haute demeure surmontée d’un belvédère d’où l’on découvrait au loin les plantations d’indigo et de café, — vraiment il n’en fallait pas tant pour éblouir Bras-Coupé. Quand il aborda en trébuchant, on ne le laissa guère qu’une minute parmi le lot de nègres proposé à la curiosité de la foule. Agricola Fusilier, qu’avaient frappé tout d’abord les perfections physiques du géant noir, l’acheta pour un de ses voisins, don José Martinez, qui allait épouser sa nièce, la sœur d’Honoré Grandissime.

Dans la riche paroisse de Saint-Bernard se trouvait la plantation dite de La Renaissance, où fut conduit Bras-Coupé. Il éprouva, en arrivant, plusieurs agréables surprises. Ses nouveaux maîtres, ou plutôt ceux qui les représentaient, le traitèrent avec humanité ; on lui offrit un vêtement propre ; on lui fit comprendre qu’une certaine case, plus belle que son ancien palais, lui appartenait dorénavant. La nourriture parut si bonne à Bras-Coupé qu’il en tomba malade. Dans son pays, un rival ambitieux l’aurait promptement délivré de ses maux en le dirigeant sans remords vers l’autre monde ; ici on lui donna des drogues, et, à sa grande surprise, il guérit.

Alors on lui demanda son nom et il répondit en langue yoloff quelque chose qu’un peu plus tard il consentit à traduire en congo : Mioko-Koanga, c’est-à-dire Bras-Coupé. Voulait-il faire entendre que sa tribu en le perdant avait perdu son bras droit ? Ou bien prétendait-il affirmer que ce bras robuste, qui. ne pouvait plus brandir la lance, ne se lèverait jamais pour un autre emploi ? On le vit bien par la suite.

Bras-Coupé, en une semaine, fit connaissance avec plus de luxe que n’en eussent rêvé ses sujets en un siècle. Les négresses se paraient de cotonnades que, dans les sauvages contrées d’où il venait, on eût payées une défense d’éléphant la pièce. Tout le monde était vêtu, sauf les enfans et les jeunes garçons. Jamais un lion ne pénétrait en ces parages, les serpens étaient peu de chose, à peine en venait-il un de temps à autre à travers le plancher. La régularité des repas lui faisait craindre qu’on ne l’engraissât pour quelque usage comestible ; ce régime succulent, malgré l’extrême méfiance qu’il lui inspirait, eut la vertu de lui rendre très vite la force herculéenne qui, en Afrique, avait fait de lui un objet de terreur. Quand il fut redevenu lui-même, on l’invita poliment à suivre le commandeur de l’atelier, dehors au soleil. Il marcha dans un vague étonnement, sans se douter de ce qu’on allait lui demander, jusqu’à certain champ