Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour tous dans l’avenir. Mais la vraie démocratie est celle qui vise à l’élévation universelle, non à l’abaissement universel, et qui prend pour but d’ouvrir l’accès du pouvoir aux supériorités naturelles, quel que soit l’homme, quelle que soit la classe où elles se produisent. Le seul moyen d’atteindre ce but, c’est, comme nous l’avons dit, d’organiser à tous les degrés, outre l’instruction générale, l’instruction politique, et de la rendre obligatoire pour les nouveaux électeurs comme pour les éligibles.

Si la bourgeoisie et l’aristocratie financière recevaient une instruction supérieure, nous aurions des chambres composées d’hommes instruits en économie politique, en politique, en histoire, en jurisprudence. On ne peut ici se fier à la spontanéité des individus, pas plus qu’on ne peut s’y fier pour l’instruction primaire. Aujourd’hui, les vraies connaissances sociales et politiques font défaut aux classes privilégiées presque autant qu’au peuple lui-même. On se plaint de l’incontestable médiocrité de nos gouvernemens ; elle vient beaucoup plus des gouvernans eux-mêmes que des gouvernés ; elle tient à l’insuffisante éducation des classes dirigeantes, elle tient à la pénurie d’hommes supérieurs. — Mais, dit-on, la démocratie est jalouse. — L’envie, répondrons-nous, est un vice de l’aristocratie comme de la démocratie. En France, la démocratie a-t-elle résisté longtemps aux génies ou aux talens, quand il s’en est manifesté ? A-t-elle repoussé de son sein M. Thiers, tant que M. Thiers a vécu ? Où sont aujourd’hui les grands talens politiques auxquels le suffrage universel a refusé un mandat ? La science, la justice, la vérité, exercent un ascendant naturel et nécessaire sur tout peuple qui n’est pas un peuple de barbares. Les individus, les masses ne demandent qu’à obéir quand une autorité naturelle existe et se manifeste. On l’a dit avec raison : « Ne prétendez pas que cette nation est ingouvernable ; constatez qu’elle n’est point gouvernée, et cherchez sur qui retombent les responsabilités. » Là où les forces supérieures ne gouvernent pas, c’est le plus souvent qu’elles n’existent pas ; là où les ignorans font la loi, c’est le plus souvent qu’il n’y a point d’hommes versés dans la politique ; là où le vice est le maître, c’est que les vertus civiques dont parle Montesquieu sont rares ou disparues. Si le suffrage universel suppose, en bas, des hommes capables de choisir, il suppose surtout, en haut, des hommes dignes d’être choisis.


ALFRED FOUILLEE.