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jugement du peuple les raisons qu’on peut avoir de conserver une chaîner de législateurs héréditaires, dans un pays où la démocratie fait chaque jour de nouveaux progrès et où le chef du parti conservateur lui emprunte quelquefois son bréviaire, dont le premier article est que le peuple ne se trompe jamais ?

A la vérité, il s’est formé dans le parti tory un groupe assez considérable qui proclame ouvertement son désir de conclure un pacte avec la démocratie, et qui engage la chambre haute à se refaire une popularité en prenant l’initiative dans toutes les questions de réforme sociale, en étonnant le monde par la hardiesse de sa philanthropie. Ce groupe, conduit par le remuant et bruyant lord Randolph Churchill, n’a pas les sympathies du marquis de Salisbury et lui a causé plus d’une fois de vives contrariétés. Si les whigs sont souvent embarrassés de leur alliance forcée avec les radicaux, les vieux tories ont beaucoup de peine à s’entendre avec les jeunes ; ils se défient de la pétulance de leur humeur, ils maugréent contre l’étrangeté de leur programme : « C’est un singulier personnage qu’un tory démocrate, lisons-nous dans une revue conservatrice. Ce nom implique contradiction et les conceptions qu’il représente sont aussi obscures que baroques. Les tories démocrates voudraient persuader au peuple que la reine et une chambre des lords ont pour mission d’enregistrer ses vœux et d’exécuter ses ordres sans examen, qu’à l’ombre des vieilles institutions, les révolutionnaires et les spoliateurs pourront se donner libre carrière, qu’il faut maintenir l’ancien ordre établi pour que les radicaux et les socialistes puissent réaliser leurs utopies en toute sûreté. » Les vrais tories traitent lord Randolph Churchill de politicien de hasard et d’enfant terrible. Mais il paraît fort insensible à leurs remontrances, il a une idée, et, qu’elle soit juste ou fausse, c’est beaucoup d’en avoir une quand on est d’un parti qui le plus souvent n’en a pas d’autre que celle de se conserver à tout prix, en vivant au jour le jour, sans vouloir comprendre que les vieilles institutions doivent se faire pardonner leur vieillesse et qu’elles ne peuvent se sauver que par de douloureux sacrifices.

On a vu sur le continent des hommes d’état qui n’aiment guère la démocratie lui proposer des compromis et chercher à se gagner ses bonnes grâces en s’engageant à travailler à son bonheur. Les réformes sociales leur servent d’amorce pour réconcilier les masses avec les institutions du passé. Le chancelier de l’empire allemand n’a pas craint d’affirmer que le roi de Prusse est avant tout le roi des prolétaires. En France, les apôtres du socialisme catholique s’efforcent de persuader aux classes souffrantes que l’église seule a souci de leurs vrais intérêts, qu’elle seule peut obtenir le redressement de leurs griefs et diminuer dès ici-bas la fatale distance qui sépare le riche vêtu de