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Chaulnes. Ce serait, d’ailleurs, une question de savoir dans quelle mesure et jusqu’à quel point les imaginations riantes et romanesques du Télémaque étaient, pour Fénelon lui-même, l’expression de ce que l’on pourrait appeler son idéal politique. En tout cas, de la composition du Télémaque à la rédaction des Tables de Chaulnes près de vingt ans se sont écoulés, et vingt ans pendant lesquels, au contact de l’expérience, Fénelon, ayant beaucoup vu, ne pouvait manquer d’avoir beaucoup appris. Pour apprécier avec équité ses idées politiques, il convient donc de commencer par négliger Télémaque, ou du moins ne s’en servir qu’autant que Fénelon a persisté plus tard dans ce qu’on s’accorde à y reconnaître d’utopies et de chimères.

Après cela, dans ses Mémoires, qu’il n’ait pas toujours vu juste, et notamment, quand en 1712 il conseillait la paix, et la paix à tout prix, qu’il n’ait pas prévu de longue date un coup de fortune comme Denain, ce n’est pas le point. Pareillement, s’il se mêle, dans les Tables de Chaulnes, à des propositions aisément réalisables, plus d’un rêve encore, quel est donc le réformateur qui n’a rien rêvé au-delà du possible, ou quel est même l’homme d’état qui n’a jamais rien tenté que de faisable ? Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’en même temps que d’un sincère et vif désir du bien public, les écrits politiques de Fénelon témoignent, quoi qu’on en puisse dire, d’un remarquable sens pratique. Et quand M. Emmanuel de Broglie n’aurait fait que justifier Fénelon de ce reproche bientôt deux fois séculaire, on conviendra que l’observation en valait certes la peine. Pour la démonstration de ce point d’histoire, je renvoie le lecteur au livre lui-même. A le lire de près, et du commentaire de M. de Broglie se reporter soi-même aux textes originaux, il est impossible de méconnaître qu’il y eût positivement dans l’archevêque de Cambrai des parties de l’homme d’état. Le duc de Bourgogne, malgré Fénelon et malgré Saint-Simon, n’eût pas été peut-être un grand roi, ni surtout bien brillant, mais l’archevêque de Cambrai n’eût certainement pas été un ministre médiocre. Cela ne veut pas dire qu’il n’eût été parfois un ministre dangereux. En sa qualité de chrétien sincère et de théologien mystique, il avait, en effet, une redoutable tendance à confondre trop souvent le domaine de la politique avec celui de la morale.

Mais d’autant qu’on lui reconnaît plus de valeur politique, ne faut-il pas bien avouer qu’une préoccupation si constante ressemble beaucoup à de l’ambition, ou du moins y ressemble plus qu’au détachement chrétien des intérêts de ce monde ? Et vainement invoquerait-on le prétexte du bien public, c’est Fénelon lui-même qui nous répondrait : « L’ambition ne porte pas son reproche avec elle-même, comme les autres passions grossières et honteuses ; elle naît insensiblement, elle prend racine ; elle pousse, elle étend ses branches sous de beaux