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par les dehors, elle l’était aussi par l’âme : c’était une personne vraie, comme le disait sa mère ; mais ce n’était pas une personne tendre. Elle eut le sentiment vif et profond de l’amour extraordinaire que sa mère avait pour elle ; elle souffrait profondément de ne pouvoir y répondre. Cet amour l’accablait ; et sa propre sécheresse semblait grandir en proportion de la tendresse passionnée d’une mère idolâtre. Puis elle avait des repentirs soudains et des bouffées de tendresse qui paraissaient venir du remords plus que du sentiment. Elle aima modérément ses enfans, et convenablement son mari, paraît avoir eu quelque amitié pour son frère, mais en général était peu vive pour tout ce qui dépendait de la sensibilité. Son esprit était haut et ferme ; elle pensait plus qu’elle ne croyait. On ne saurait dire jusqu’où elle a poussé la liberté de l’esprit, mais elle n’était pas de celles qui croient avec simplicité. Elle ne se faisait point faute de mêler la politique et la dévotion ; même avec sa mère, elle ne s’expliquait pas avec liberté sur les jésuites, et elle eût choqué Arnauld par ses fréquentes communions. Elle affectait d’être cartésienne ; et l’on doit supposer qu’elle s’y connaissait, puisque Corbinelli l’estimait très haut. Avec tous ces aspects si sévères, elle avait un fond de gaîté qui tenait de race et qui éclatait tout à coup en fusées légères et en saillies passablement salées ; car le sel est le trait de son style que sa mère estime le plus. Le style était ferme et précis, mais froid ; il avait du trait et de la profondeur, non sans quelque affectation. Elle luttait quelquefois de misanthropie avec La Rochefoucauld, et de nos jours, elle eût grossi le camp de nos dames pessimistes. Tout cet ensemble compose, à ce qu’il semble, une personne d’une vive originalité, et qui, sans inspirer la même sympathie que sa charmante mère, impose cependant une sorte d’admiration et de déférence pour un si rare mélange de qualités si digues encore de la brillante famille des Chantal et des Rabutin. Les partisans de l’atavisme et de l’hérédité auront fort à démêler dans cette étonnante famille, où la grand’mère était une sainte, le père un duelliste, la mère une adorable païenne et un écrivain de génie, la fille un philosophe et le fils un enfant charmant, et qui compte enfin parmi ses proches un libertin fanfaron, écrivain galant et l’un des bons juges de son temps en matière de goût. Qui expliquera comment tous ces traits divers et opposés, ces originalités si vives et si contraires, viennent d’une même souche, ou de deux seulement ? Il y a là hérédité de génie et d’esprit, cela n’est pas douteux ; mais une telle hérédité, quand elle amène de telles différences, est encore une création.


PAUL JANET.