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qu’il apporte, devraient, du premier coup, éclater en public. Si elles font long feu et s’éteignent, c’est que des ennemis ou des envieux ont marché dessus ; manifestement, on a conspiré contre lui, et, contre Marat, les complets n’ont jamais cessé. Il y eut d’abord le complot des philosophes : quand le Traité de l’Homme fut expédié d’Amsterdam à Paris[1], « ils sentirent le coup que je portais à leurs principes et firent arrêter le livre à la douane. » Il y eut ensuite le complot des médecins : « ils calculaient avec douleur la grandeur de mes gains… Je prouverais, s’il en était besoin, qu’ils ont tenu des assemblées fréquentes pour aviser aux moyens les plus efficaces de me diffamer. » Il y eut enfin le complot des académiciens, « l’indigne persécution que l’Académie des Sciences n’a cessé de me faire pendant dix ans, lorsqu’elle se fut assurée que mes découvertes sur la lumière renversaient ses travaux depuis des siècles, et que je me souciais fort peu d’entrer dans son sein… Croirait-on que les charlatans de ce corps scientifique étaient parvenus à déprécier mes découvertes dans l’Europe entière, à soulever contre moi toutes les sociétés savantes, à me fermer tous les journaux[2] ? » — Naturellement, le soi-disant persécuté se défend ; c’est-à-dire qu’il attaque. Naturellement, comme il est l’agresseur, on le repousse et on le réprime, et après s’être forgé des ennemis imaginaires, il se fait des ennemis réels, surtout en politique, où, par principe, il prêche tous les jours l’émeute et le meurtre. Naturellement enfin, il est poursuivi, décrété par le Châtelet, traqué par la police, obligé de fuir et d’errer de retraite en retraite, de vivre des mois entiers à la façon d’une chauve-souris, dans un « caveau, dans un souterrain, dans un cachot sombre[3]. » Une fois, dit son ami Panis, il a passé « six semaines assis sur une fesse ; » comme un fou dans son cabanon, seul à seul avec son rêve. — Rien d’étonnant si, à ce régime, son rêve s’épaissit et s’appesantit, s’il se change en cauchemar fixe, si, dans son esprit renversé, les objets se renversent ; si, même en plein jour, il ne voit plus les hommes et les choses que dans un miroir grossissant et contourné, si parfois, quand ses numéros sont trop rouges et que la maladie chronique devient aiguë, son médecin[4] vient le saigner pour arrêter l’accès et prévenir les redoublemens.

  1. Chevremont, I, 40. (Lettres à Marat à Roume, 1783.)
  2. Journal de la république française, n° 98.
  3. Expressions de Marat et de Panis. (Chevremont, I, 197, 20 ; 36 ; et la Révolution, II, 290, 2e note.)
  4. Michelet, Histoire de la révolution, II, 89 (raconté par M. Bourdier, médecin de Marat, à M. Serres le physiologiste). — Barbaroux, Mémoires, 355 : (après une visite à Marat). « Il fallait voir avec quelle légèreté Marat faisait ses articles. Sans connaître un homme public, il demandait au premier venu ce qu’il en pensait, et il écrivait, — J’écraserai le scélérat, disait-il. »