Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/367

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus âpres éclats sont moins effroyables que son attendrissement de commande. Un dépôt extraordinaire de rancunes vieillies, d’envie corrosive et d’aigreur recuite s’est amassé dans cette âme ; la poche au fiel est comble, et le fiel extravasé déborde jusque sur les morts. Jamais il n’est las de tuer à nouveau ses adversaires guillotinés, les Girondins, Chaumette, Hébert, surtout Danton[1], probablement parce que Danton a été l’ouvrier actif de la révolution, dont il n’est que le pédagogue incapable ; sur ce cadavre encore tiède, sa haine posthume suinte en diffamations apprêtées, en contre-vérités palpables. Ainsi rongée intérieurement par le venin qu’elle distille, sa machine physique se détraque, comme celle de Marat, mais avec d’autres symptômes. Quand il parle à la tribune, « il crispe les mains par une sorte de contraction nerveuse, » des secousses brusques courent « dans ses épaules et dans son cou, qu’il agite convulsivement à droite et à gauche[2]. » Son teint est bilieux, livide ; ses yeux clignotent sous ses lunettes ; et quel regard ! — « Ah ! disait un montagnard, vous auriez voté comme nous le 9 thermidor, si vous aviez vu ses yeux verts ! » — Au physique, comme au moral, il devient un second Marat, plus bourrelé, parce que sa surexcitation n’est pas encore un équilibre et parce que, sa politique étant une morale, il est obligé d’être plus largement exterminateur.

Mais c’est un Marat décent, de tempérament timide, inquiet[3], contenu, fait pour l’enseignement et la plaidoirie, non pour l’initiative et le gouvernement, qui n’agit qu’à contre-cœur, et veut être le pape plutôt que le dictateur de la révolution[4]. Avant tout, il

  1. Buchez et Roux, XXXII, 360, 371. (Discours du 7 mai 1794 : « Danton, le plus dangereux des ennemis de la patrie, s’il n’en avait été le plus lâche… Danton, qui était froid et muet dans les plus grands dangers de la patrie. »
  2. Ibid., XXXIV, 94. — Cf. la description de Fiévée, qui l’a vu à la tribune des Jacobins.
  3. Merlin (de Thionville). « Une inquiétude vague, pénible, effet de son tempérament, fut l’unique cause de son activité. »
  4. Barère, Mémoires : « Il voulait gouverner la France par influence plutôt que par ordre. » — Buchez et Roux, XIV, 188 (article de Marat). Dans les premiers mois de la Législative, Marat vit une fois Robespierre et lui exposa ses projets de coups de main populaires et de massacres épuratoires. « Robespierre m’écoutait avec effroi, il pâlit et garda quelque temps le silence. Cette entrevue confirma l’opinion que j’avais toujours eue de lui, qu’il réunissait aux lumières d’un sage sénateur l’intégrité d’un véritable homme de bien et le zèle d’un vrai patriote, mais qu’il manquait également des vues et de l’audace d’un homme d’état. » — Thibaudeau, Mémoires, I, 58. — Seul entre tous les membres du Comité de salut public, il n’est pas allé en mission dans les départemens.