Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/416

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œuvre, si par exemple il écarte du chemin une pierre contre laquelle on pourrait se heurter, s’il se détourne de sa route pour ne pas écraser un insecte, il met un pois blanc dans le compartiment du milieu. S’il lui arrive de se mettre en colère, d’injurier ses semblables, de ne pas veiller sur ses regards, il met un pois noir. Le soir venu, il compte les pois blancs et les pois noirs, et en inscrit le nombre sur deux colonnes dans un carnet : à la fin du mois il fait l’addition, et voit s’il avance ou recule dans la vertu.

Rien de plus édifiant, rien de plus inoffensif en apparence qu’une pareille confrérie ; mais sous ces dehors moraux et religieux, elle cache un but politique, connu des chefs auxquels on doit obéissance, et ce but est le renversement de la dynastie tartare. Comme l’évêque de Kouy-Yang-Fou demandait à un de leurs chefs, après sa conversion au christianisme, par quelles subtilités les adeptes de la société conciliaient leurs projets révolutionnaires avec leurs préceptes de morale et avec l’interdiction de tuer même une fourmi : « Tuer les méchans, lui fut-il répondu, n’est pas compris dans le précepte de ne pas tuer ce qui a vie, parce que les méchans sont déjà retranchés par le ciel de la société des vivans ; en les tuant, on ne fait qu’exécuter la volonté suprême du ciel qui veut, non qu’ils vivent, mais qu’ils meurent. Or, par méchans on entend tous ceux qui reconnaissent la dynastie actuellement régnante. En prenant leurs biens, on ne vole pas, parce qu’ils ne méritent pas de posséder. » Si on rapproche cette explication du langage tenu par le chef musulman Ma-Ho-Tou, on sera tenté de croire que les doctrines de l’islamisme ont fait plus de chemin que la morale chrétienne dans l’esprit des populations chinoises. S’il est vrai que les Tsin-Lien-Kiao comptaient déjà, il y a quinze ans, des affiliations dans plus de cinquante villes du centre et que les lettrés n’ont cessé depuis lors de leur recruter des adhérens, il est possible que cette propagande devienne une source de sérieuses difficultés pour le gouvernement chinois, le jour où il sera aux prises avec de graves embarras.

Depuis le coup d’état du 2 novembre 1861, qui avait déféré la régence aux deux impératrices pendant la minorité de Tungché, la direction du gouvernement était demeurée, à l’exception d’un intervalle de quelques semaines, entre les mains du prince Kung. Le 2 avril 1865, à la suite soit de quelque intrigue de cour, soit d’une brouille momentanée entre le prince Kung et sa belle-sœur, l’impératrice douairière, parut un décret des deux impératrices qui enlevait au prince tous ses titres et toutes ses fonctions, comme s’étant montré trop disposé à exagérer son importance. Cette révolution de palais alarma les hauts fonctionnaires qui devaient leur situation au prince Kung et qui craignirent d’être entraînés dans