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l’aisance cavalière sur un fond de subtile ironie, et une liberté intérieure qui permet à l’homme d’esprit de se jouer de tout, de se moquer des autres et de lui-même, tout en s’amusant de ses idées et de ses fictions. « Stulti sunt innumerabiles, disait Érasme, le patron de ces fins railleurs ; les sots, les vaniteux, les fats, les niais, les gourmés, les cuistres, les grimauds, les pédans de tout pelage, de tout rang et de toute forme ; tout ce qui pose, perche, piaffe, se rengorge, se grime, se farde, se pavane, s’écoute et s’impose : tout cela, c’est le gibier du satirique ; autant de cibles fournies à ses dards, autant de proies offertes à ses coups… Et comme il fourrage à cœur-joie dans ses domaines ! Quels abatis et quelles jonchées autour du grand chasseur ! La meurtrissure universelle fait sa santé à lui. Ses balles sont enchantées et il est invulnérable. Sa main est infaillible comme son regard, et il brave ripostes et représailles parce qu’il est l’éclair et le vide, parce qu’il est sans corps, parce qu’il est fée[1]. » A ceux qui doutent encore qu’Amiel soit un écrivain, nous offrons, cette page avec confiance ; après l’avoir lue, ils ne douteront plus. — Pour laquelle de ces deux sortes d’esprit sont les préférences d’Amiel, cela ne fait pas l’objet d’un doute. Il aurait aimé à être le Joubert d’une société choisie, l’homme de goût écouté dans un cercle intime de femmes distinguées, d’esprits cultivés, les inspirant et les dirigeant. Mais les circonstances de sa vie l’ont retenu loin de cet idéal d’une félicité dont l’image seule le fait pleurer de tendresse. On peut choisir théoriquement sa destinée ; de fait on la subit, et celle que subit Amiel ne contribua pas médiocrement à le jeter dans le découragement, qui finit par prendre chez lui l’apparence d’un système philosophique.


II

Le Journal intime nous a conservé quelques traces brillantes des excursions d’Amiel à travers le monde, et des observations qu’il y a recueillies. Mais il ne s’y attarda jamais. Bien qu’observateur clairvoyant des dehors agités de la vie, très avisé sur les ressorts des personnages qui s’y jouent et sur les mobiles du bruit qui s’y fait, la pente secrète de son esprit le ramenait toujours vers la contemplation de la nature, où tout bruit humain disparaît, et de l’homme intérieur, qui ne peut s’écouter lui-même que dans le silence des autres.

Celui qui a dit ce mot charmant et profond : « Un paysage est un état de l’âme » est inépuisable à peindre les impressions intimes

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