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que vous, au lieu d’attendre que l’orage soit passé ! .. Ce Rhône qui fait peur à tout ce monde, ce pont d’Avignon où l’on aurait tort de passer, en prenant de loin toutes ses mesures ; un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche. Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l’eau ? » A ces récits de circonstance Mme de Grignan joignait des réflexions toutes personnelles et assez bizarres. C’est ainsi qu’elle se plaignait de sa beauté et des gênes qui en résultaient pour elle ; Mme de Sévigné lui renvoie sa pensée en lui disant : « Il est vrai que la dignité de beauté où vous avez été élevée n’est pas une petite fatigue. » Ici, c’est probablement la mère qui parle ; mais c’est la fille qui avait écrit « qu’elle était fâchée que son nez ne fût pas de travers. »

Mme de Grignan paraît avoir eu le don et le goût des narrations. Dans une autre lettre, elle racontait son entrée à Arles ; ici elle a dû se donner carrière, car toutes les orgueilleuses faiblesses de son âme avaient été chatouillées et flattées par cette sorte d’entrée triomphale : « Vous êtes là comme la reine, » lui écrit sa mère. La comtesse avait savouré avec tant de délices l’éclat de cette fête qu’elle en avait oublié son mari : « Vous ne me parlez guère de lui ; c’est de ce détail que je serais curieuse. » Mme de Grignan étant très rieuse, sa mère lui demandait si elle éclatait de rire quand on la haranguait. Mais elle prenait trop au sérieux son rôle de reine pour se laisser dominer par « cette incommodité à laquelle, elle était sujette. » Même entrée à Aix, même oubli du mari. Cette fois, la gaîté de la comtesse prend le dessus, elle commence à rire d’elle-même : « Vous me représentez ce triomphe très plaisamment. » Elle rit de ces embarras et de « ces civilités déplacées. » Il y avait « une description de l’habit des dames d’Aix qui valait tout ce qu’une description peut valoir. » Enfin, au pont d’Avignon, nouveau péril, nouvelle narration. Mme de Grignan avait encore voulu passer ce pont en barque, et M. de Grignan, après avoir d’abord résisté à ce caprice, avait dit de guerre lasse : « Eh bien ! vogue la galère ! » — « En vérité, ma fille, vous êtes quelquefois capable de mettre au désespoir. » Malgré tout son esprit, Mme de Grignan se défiait d’elle-même et de son talent de narratrice. Il fallait que sa mère la rassurât en lui affirmant, au contraire, que personne n’était plus attachante. Il nous est difficile d’en juger, puisque l’original nous manque ; mais il nous semble toutefois que l’on peut, à travers ces traductions maternelles, deviner le brillant et la vivacité du récit primitif.

Nous voyons dans les lettres suivantes que la comtesse avait été un peu piquée que sa mère eût remarqué l’omission qu’elle avait faite de son mari dans les lettres précédentes, et elle parait avoir