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romane qui domine. L’Italie et la France couvrent de leurs opéras le sol de l’Allemagne, qui leur livre en retour ses symphonies. On raconte qu’au mois de décembre 1870, dans ce Paris que les Allemands investissaient, une société d’amis des arts n’hésita pas à célébrer le centenaire de la naissance de Beethoven. J’ignore si le fait est vrai ; mais, ce qui ne souffre pas de doute, c’est que, à la même heure, nos opéras de Boïeldieu, d’Herold et d’Auber se jouaient sur toutes les scènes allemandes : symphonies d’une part, opéras de l’autre, les choses ne se sont jamais passées autrement, et, contre ce libre échange traditionnel, Richard Wagner ni sa cabale ne peuvent rien.

Quant à moi, je ne m’en explique que mieux l’espèce d’antipathie nationale que nourrissent à l’égard de l’opéra certains Allemands de vieille roche, et leur satisfaction de voir le genre s’en aller. Qui voudra se faire un idéal de musique allemande pensera toujours au Messie de Händel, à la Passion de Bach, aux symphonies de Beethoven. Dès que vous abordez le théâtre se présentent les objections. Non pas, certes, que les chefs-d’œuvre manquent ; mais la nationalité de ces chefs-d’œuvre reste à démontrer. Nous savons tous par quels liens fameux le génie de Gluck se rattache à la France, et nul n’oserait soutenir que le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, la partition de Don Juan, soit de race purement germanique. Don Juan est un opéra italien, plus Mozart, tandis que Fidelio sera, par contraste, Beethoven, plus l’opéra allemand. A proprement parler, l’opéra allemand ne commence qu’à Fidelio, œuvre sublime, où l’esthétique prédomine, et dont le Freischütz sera la contre-partie en tant qu’opéra populaire.

Aux bienheureux jours du rococo et de l’ancien régime, comme c’étaient les cours qui payaient les violons, elles agissaient à leur convenance. Rien de plus simple : on avait à sa solde des maîtres de chapelle allemands pour leur faire faire des opéras italiens. Une illustre perruque de l’époque, le savantasse Mattheson, disait, dans un de ces aphorismes tapageurs qu’il savait au besoin soutenir d’un coup d’épée : « Les opéras, comprenez-moi bien, cela ne regarde que les rois et les princes, et je défends aux bourgeois d’y venir fourrer leur nez. » Un patronage humiliant régnait sur l’art et les artistes : poète de la cour, peintre de la cour, compositeur ordinaire de son altesse impériale, royale, apostolique ou grand-ducale, c’était dans les mœurs, et même en des temps d’émancipation comme les nôtres, ce mécénatisme n’a point disparu. Le théâtre est resté presque ce qu’il était au XVIIIe 9 siècle : un divertissement aristocratique vivant des largesses du souverain et dont un intendant règle le programme. A Vienne, à Berlin, c’est la maison de