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immaculée, dont la divine pureté lui fait peur. » Hélas ! moins d’un an après son mariage, il perdait sa femme, et peu s’en fallut qu’il n’en perdît la raison. Il ne croit plus à rien, son existence n’est plus qu’une ruine, son ciel s’est écroulé, il marche au milieu des décombres, et « personne ne peut l’accompagner dans la sombre nuit de son malheur. » Chaque matin, chaque soir, il appelle la mort. Mais il ne meurt pas. Six mois plus tard, il était fiancé à une Viennoise, Mlle Nina Landesmann, et il déclarait « que le printemps régnait autour de lui et dans son âme. » — « Je sais bien que les petites gens qui ergotent toujours y trouveront à redire, mais celui qui peut lire dans mon cœur reconnaîtra que j’ai pris la bonne voie pour conserver la sainteté de ma vie et pour remplir mes devoirs jusqu’à mon dernier soupir. » — Qu’il épousât Augusta ou Nina, il voyait quelque chose de providentiel et de sacré dans tout ce qui lui arrivait. Ce sentimental aimait à vivre dans le faux ; c’était le côté faible de son caractère comme de son talent.

Ce qui chez lui fut toujours sincère, absolument vrai, ce fut la passion de son métier, la joie qu’il éprouvait à produire, à travailler, et celle qu’on était sûr de lui causer en lui disant du bien de ses ouvrages. Il ne s’est jamais blasé sur ce genre de plaisir, il l’a ressenti aussi vivement dans les dernières années de sa vie que dans sa jeunesse. Ses commencemens avaient été difficiles, il avait traversé plus d’un défilé. Né d’une famille qui avait perdu, par un revers de fortune, la modeste aisance dont elle jouissait, il a peiné, vaillamment lutté pour gagner son pain par l’assidu labeur de sa plume, et il a conquis le succès par de durs efforts, à la sueur de son front. Ce succès fut complet. Les paysans de la Forêt-Noire connaissaient celui qui les avait chantés, et à Carlsruhe, à Weimar, à Gotha comme à Berlin, les princes lui faisaient accueil.

Les lettres qu’on vient de publier pourraient être intitulées : le journal d’un amour-propre heureux. Quand Auerbach arrive pour la première fois à Bei lin en 1860 et qu’il est introduit à la cour, il s’écrie « qu’il a peur de se laisser enivrer par les attentions flatteuses qu’on a pour lui, qu’il nage dans l’honneur et dans la joie. » En 1869, il écrivait des bords du lac de Lucerne : « Je pourrais raconter des choses émouvantes si je disais toutes les marques de respect qu’on me prodigue dans les gares de chemins de fer et sur les bateaux à vapeur. » En 1867, M. Bancroft, ministre des États-Unis à Berlin, lui avait assuré que ses œuvres étaient lues dans le monde entier : Your works are read over all the globe. » — « Je suis un homme heureux, dit-il ; j’ai fait pénétrer ma parole dans le cœur de l’humanité. » — Un peu plus tard, comme il passait à Heidelberg, le professeur Gervinus lui déclara que, depuis Walter Scott, personne n’avait exercé sur le monde une aussi grande action que Berthold Auerbach. Il croyait tout ce qu’on