Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/706

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exigences n’étaient point du plan de M. Babeau, ce ne sera pas sans doute M. Babeau lui-même, dont la conclusion s’intitule : la France et les Pays étrangers dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. En effet, c’était bien la conclusion qui s’imposait à lui, puisqu’au fond il n’avait entrepris son livre que pour en venir à cette conclusion. Mais nous, en attendant, pourquoi peignons-nous notre propre misère comme si la France eût été, de l’Europe entière, le pays le plus misérable ; et comme si le paysan de la Pouille ou de la Castille, pour ne rien dire de celui de l’Irlande ou de la Westphalie, eût été dès lors ce qu’il est aujourd’hui ?

Rien ne serait sans doute plus imprudent ni moins vrai que de dire que nous avons assez étudié la France elle-même du XVIIIe siècle. Tous ceux qui l’étudient s’aperçoivent, en effet, qu’ils la connaissent moins à mesure précisément qu’ils l’étudient davantage. La raison en est simple. La révolution a creusé le fossé si profond et si large entre nous et nos pères, que ce qu’un Anglais ou un Allemand savent d’eux-mêmes, par tradition et comme par instinct héréditaire, nous sommes obligés de l’apprendre, et, pour l’apprendre, malheureusement, de commencer par désapprendre ce que l’on nous en avait enseigné. Mais ce qui n’est pas moins certain, c’est que, en dépit des moyens d’information, nous connaissons bien moins encore les pays étrangers. De là notre injustice à l’égard du passé. Nous établissons nos jugemens sur une comparaison de la France d’autrefois avec celle d’aujourd’hui. Si nous comparions cependant l’Angleterre de Pitt avec celle de M. Gladstone ou l’Allemagne de Frédéric II avec celle de M. de Bismarck, nous n’y trouverions pas de moindres différences. Mais c’est avec l’Angleterre ou l’Allemagne de la même époque qu’il faudrait comparer la France de 1789. Nous découvririons alors que la seule Angleterre peut-être était plus favorisée que la France ; — et si je dis peut-être, c’est que le témoignage de Rigby, comme celui même d’Arthur Young, m’autorise à exprimer ce doute.

Mais alors, demandera-t-on, à quoi tiennent les contradictions que l’on relève entre les récits des voyageurs ? et tandis que les uns nous montrent l’ancienne France sous de si riantes couleurs, pourquoi les autres la représentent-ils au contraire sous un aspect si sombre ? Parce que, tout d’abord, quand nous nous mettons en route pour un pays étranger, ce que nous emportons naturellement avec nous, ce sont nos goûts, nos habitudes, nos manies. Voici Tasse, qui aime les olives « aussi utiles pour la nourriture que pour les veilles des savans, » et l’huile sans doute autant que les olives ; il n’y a pas d’oliviers en Champagne, le pays est jugé. Voilà Smollett, qui ne peut pas souffrir l’ail et qui aime le lait dans son thé : peu de lait en Provence, mais « de l’ail dans tous les ragoûts et dans toutes les sauces, » il ne se soucie pas