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gaminerie subsista en grandissant. A Haddington, où son père exerçait, lorsqu’on apercevait une jeune personne juchée sur un mur, on disait sans hésiter : « C’est la fille du docteur Welsh. » Longtemps après son mariage, lorsqu’elle trouva le courage de revenir, pour la première fois, aux lieux où elle avait été heureuse, personne ne la reconnut, tant les soucis, plus encore que les années, l’avaient vieillie, flétrie, usée. Un passant devina son nom en la voyant escalader une clôture par un réveil d’instinct. « C’est Jeannie Welsh ! s’écria-t-il ; aucune autre femme ne grimperait par dessus le mur au lieu de passer par la porte. Vous êtes Jeannie Welsh ! »

Ses études furent brillantes. Elle avait des dispositions si remarquables pour les sciences qu’on l’envoya à la classe de mathématiques des garçons, où elle prit la tête. Ses progrès en latin amenèrent une scène dont on a retrouvé le récit juvénile dans ses vieux cahiers. Elle avait commencé Virgile. Son professeur s’avisa de lui dire qu’une jeune demoiselle qui « fait du Virgile » ne doit plus jouer à la poupée.

« Ma poupée était condamnée ; il s’agissait d’en finir avec elle, et j’eus vite décidé comment. Elle finirait comme Didon, comme doit finir la poupée d’une jeune demoiselle qui « fait du Virgile ! » Avec ses costumes, qui étaient nombreux et somptueux, son lit à colonnes, deux petits fagots de bois de cèdres, quelques brins de cannelle, quelques clous de girofle et une noix muscade, je construisis, — non ignora futuri, — son bûcher funéraire, — sub auras, naturellement, — et la nouvelle Didon, s’étant placée avec de l’aide sur le lit, récita par ma bouche le dernier et triste discours de Didon première :


Dulces exuviæ, dum fata Deusque ainebant,
Accipite hanc animam, meque his exsolvite curis…


« Ayant ainsi parlé, la poupée, pallida morte futura, alluma le bûcher et se poignarda avec un canif. A ce moment suprême, en voyant flamber ma pauvre poupée (étant bourrée de son, elle prit feu et fut brûlée en un clin d’œil), ma tendresse pour elle prit également feu ; je me mis à hurler, j’essayai d’éteindre la poupée sans y réussir et je continuai de hurler jusqu’à ce que tout le voisinage fût accouru à mes cris. On m’emporta en larmes, — et j’ai remarqué que c’est là l’histoire de presque tous les « sacrifices héroïques ; » on s’y décide avec magnanimité, on les accomplit avec ostentation, on s’en repent au dernier moment, et l’on jette les hauts cris de regret. »

La mort païenne de la poupée ne fut pas la seule trace de