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III

Tout d’abord, ce ne fut point par le mariage qu’elle compta s’y prendre. Carlyle ayant interprété ses avances dans ce sens, elle se hâta de le détromper : « Je serai votre amie, lui écrivait-elle, la meilleure et la plus dévouée de vos amies aussi longtemps que je vivrai, mais votre femme, jamais ! .. Jamais, quand vous seriez aussi riche que Crésus, aussi honoré et célèbre que vous le deviendrez certainement. » Le cœur de Jane Welsh était ailleurs ; elle l’avait donné à Edward Irving. Les circonstances les avaient séparés, mais l’un et l’autre avaient gardé au cœur une blessure profonde et difficile à guérir.

Les passions dignes de ce nom, celles qui ne se bornent pas à influer sur une destinée, mais qui la font, ne laissent pas derrière elles de place pour une autre passion semblable. Le cœur n’est pas nécessairement desséché et épuisé, mais il aimera d’une autre manière. Il est des sensations que l’on n’éprouve pas deux fois et qui appartiennent à tout jamais à celui ou à celle qui les a fait naître, même lorsque l’indifférence, même lorsque la haine a remplacé l’amour. Irving, plus atteint ou moins énergique, eut la cervelle détraquée par le chagrin et mourut jeune. Jane Welsh s’attacha peu à peu à Carlyle par l’attrait intellectuel, par l’estime ; par un coin de vanité et d’ambition excusables chez une jeune fille, non par l’amour proprement dit.

Carlyle, d’ailleurs, ne lui en demandait pas ; au contraire. Il rangeait l’amour parmi les futilités de ce monde et haïssait sincèrement, lui si Germain par tant d’endroits, toutes les catégories de sentiment comprises en Allemagne dans le joli mot de Gemüth : « Ce que le plus grand philosophe de notre époque, écrivait après expérience Jane Welsh devenue Mme Carlyle, exècre le plus violemment dans le dernier roman de Thackeray, ce qu’il y trouve « d’absolument faux et damnable, » c’est que l’amour y est représenté comme s’étendant sur toute notre existence et en formant le grand intérêt ; tandis que l’amour, au contraire, — la chose qu’on appelle amour, — est confiné à un très petit nombre d’années de la vie de l’homme et que, même dans cette fraction insignifiante de temps, il n’est qu’un des objets dont l’homme a à s’occuper parmi une foule d’autres objets infiniment plus importans. A dire vrai, autant que M. Carlyle a pu y voir clair, toute l’affaire de l’amour est une si misérable futilité qu’à une époque héroïque personne ne se donnerait la peine d’y penser, encore bien moins d’en ouvrir la bouche. »