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du comté de Dumfries, à l’endroit le plus laid et le plus triste, dit M. Froude, de toute l’Ecosse. Là, on pouvait compter que la solitude serait complète. La ville la plus proche est à seize milles. Le climat est rude ; pendant plusieurs mois, la neige et les ouragans rendent les communications rares et difficiles. Quand le sol est découvert, l’œil n’aperçoit à perte de vue que des marais tourbeux. Le pays est entièrement désert, l’aspect général désolé.

Carlyle comprenait que ce n’était pas là un séjour convenable pour une jeune femme accoutumée au monde et délicate de la poitrine. Ses amis ne se faisaient pas faute de le lui répéter, et il s’apercevait que Mme Carlyle avait des frissons de terreur au nom de Craigenputtock. Mais, explique-t-il avec la naïveté qui était en quelque sorte l’excuse de son égoïsme, « elle ne me dit jamais, même par un regard, que c’était un grand sacrifice pour elle. Je crois vraiment qu’elle n’en eut jamais le sentiment. Elle m’aurait suivi à la Nouvelle-Zemble et elle aurait trouvé que c’était le bon endroit, si cela avait dû m’être avantageux ou si cela avait été mon idée arrêtée. » Or son idée arrêtée était d’aller à Craigenputtock. Son imagination de poète lui montrait des visions de désert d’un attrait irrésistible. Le miracle que le mariage n’avait pas pu accomplir, il le devrait, à « la solitude absolue et au silence pur de la nature. » C’était à Craigenputtock que cesserait enfin son combat contre ce qu’il appelait énergiquement « les puissances de la bêtise, » et que ses idées déborderaient sur le papier. Il s’y transporta au printemps de 1828 et y resta six ans, enfermé avec ses livres et sa bile, tandis que sa femme courait en toussant de la cuisine à l’étable et faisait plusieurs lieues à cheval pour se procurer le nécessaire. Il appelait cela « l’avoir délivrée de l’esclavage de frivolité, de poupéisme et d’imbécillité où est réduit son sexe. »

Il n’est pas dans la nature humaine d’être délivrée du poupéisme sans quelque effort et quelque souffrance. Une lettre de Mme Carlyle, écrite longtemps après, nous initie à la lutte et au triomphe final, d’autant plus méritoire qu’il était plus obscur, et que le sacrifice n’était pas de ceux dont l’éclat soutient. On va voir en raccourci, dans cette page charmante, les années d’apprentissage.

« Combien de talens sont gaspillés, combien d’enthousiasmes s’en vont en fumée, combien de vies sont gâtées faute d’un peu de patience et de résignation, faute d’avoir compris et senti que ce n’est pas la grandeur ou la petitesse de la tâche à accomplir qui en fait la noblesse ou la vulgarité, mais l’esprit dans lequel on l’accomplit ! Je n’imagine pas comment des gens doués de quelque ambition naturelle ou ayant le sentiment d’avoir quelque valeur peuvent éviter de devenir fous, dans un monde comme le nôtre, s’ils