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C’est encore à Mme de Grignan qu’appartient cette pensée ingénieuse, sur laquelle Mme de Sévigné revient souvent : c’est « qu’on ne voit personne demeurer au milieu d’un mois parce qu’on ne saurait venir à bout de le passer. » Elle voulait dire par là « qu’on se tire de l’ennui comme des mauvais chemins et que personne ne demeure au milieu d’un mois parce qu’il n’a pas le courage de l’achever. C’est comme de mourir, vous ne voyez personne qui ne sache se tirer de ce dernier rôle. » Avec le cours du temps, l’un des sujets les plus habituels des réflexions de Mme de Grignan, c’est l’espérance : « L’espérance est si jolie, » disait-elle. Elle avait sur l’absence et l’inconstance des pensées assez pessimistes : « L’absence dérange bien des amitiés. » Mme de Sévigné la relève sur ce point et trouve que « l’absence ne fait d’autre mal que de faire souffrir. » Elle ignorait, pour sa part, ce que sa fille appelait « les délices de l’inconstance. »

Une circonstance se présenta qui mit encore en évidence ce qu’il y avait de mâle et de fort dans le caractère de Mme de Grignan. Il s’agissait de signer quelque chose pour son mari. Tous ses amis de Paris, le cardinal, sa mère elle-même, lui conseillaient de ne pas signer. Mme de Grignan n’écouta qu’elle-même et les inspirations de sa conscience ; elle signa. Mme de Sévigné lui en exprime son admiration : « Vous me parlez de cette héroïque signature que vous avez faite pour M. de Grignan. Quand on a l’âme aussi parfaitement belle et bonne que vous l’avez, l’on ne consulte que soi. N’avez-vous pas vu combien vous avez été admirée ? N’êtes-vous pas plus aise de ne devoir qu’à vous une si belle résolution ? Vous ne pourriez mal faire : si vous n’aviez pas signé, vous faisiez comme tout le monde aurait fait ; en signant, vous faisiez au-delà de tout le monde ; enfin, mon enfant, jouissez de la beauté de votre action. »

La question des lectures était un grand sujet de conversation entre les deux dames et aussi de gronderie de la part de Mme de Sévigné. Sa fille lisait en ce moment le livre de Josèphe ; mais, suivant son habitude, elle restait au milieu : « Ce serait une honte dont vous ne pourriez pas vous laver de ne pas finir Josèphe ; si vous saviez ce que j’achève, vous vous trouveriez bien heureuse d’avoir à finir un si beau livre. » — « Je suis ravi que vous aimiez Josèphe ; continuez, je vous en prie ; tout est beau, tout est grand ; cette lecture est digne de vous ; ne la quittez pas sans rime ni raison. » — « Ne lisez-vous pas toujours Josèphe ? Prenez courage, ma fille, et finissez miraculeusement cette histoire. » — « Ne voulez-vous point achever Josèphe ? » — Malgré toutes ces recommandations et objurgations, nous ne pouvons pas savoir si Mme de Grignan a jamais fini la lecture de Josèphe, tant elle était réfractaire à l’achèvement d’une