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rejaillir sur leurs compagnons d’émigration les éclaboussures de leurs fautes ; Succès ou revers, le Français rapporte tout à la mère patrie : il se sent oublié par les siens, et cet oubli même double le désir de rentrer triomphalement. Les étreintes de l’adversité sont plus cruelles pour lui, parce qu’elle lui ferme le chemin du retour et que, par elle, l’émigration voulue devient exil forcé, qu’elle l’oblige à renoncer à quelque chose de plus précieux que les biens qu’il a perdus, à celui qu’il convoite avec passion, à cette douce et profonde émotion que donne, après une longue absence, le premier contact avec le sol de la patrie.

Les cent mille Français qui forment aujourd’hui ce que l’on appelle la colonie française de La Plata ne diffèrent en rien des autres groupes, moins nombreux, répandus dans les diverses contrées du globe. A quelque classe sociale qu’ils appartiennent, quelle que soit la province de leur origine, leur éducation, ils pensent tous de cette manière. Ils conservent le culte des usages nationaux, se passionnent pour ce qui agite, élève ou compromet la patrie, savent qu’ils sont oubliés d’elle, et font, dans leur éloignement et leur obscurité, des efforts constans pour attirer d’elle un regard. Tous les ans, les statistiques des douanes leur apportent, en manière de consolation, les résultats de l’année écoulée. Elles constatent que la France a exporté pour cette région des rives de La Plata, dont elle ne perçoit que dans un lointain nébuleux la situation, géographique, les mœurs et le climat, une somme de produits manufacturés qui se rapproche de 100 millions de francs et qu’elle a reçu de ces pays qu’elle croit à peine nés à la civilisation une somme à peu près égale de produits bruts destinés à son industrie, à ses filatures et à ses tanneries.

Le lecteur qui aime les chiffres tout groupés et alignés en beaux bataillons regarde défiler ceux-là avec étonnement ; peut-être y arrête-t-il un instant sa pensée. Qu’il se dise alors que si tous ces produits arrivent en France, où les apportent des vapeurs français, si d’autres, pour une somme égale, s’exportent par les mêmes voies, c’est parce que des Français expatriés ont créé là ces relations, fait connaître ces produits de notre industrie, en ont répandu le goût, en ont, par leur activité patriotique, imposé l’usage. S’il pousse son examen plus loin, s’il se rend compte de la nomenclature des articles exportés, il verra que pas une branche d’industrie ne reste en dehors de ce mouvement et qu’aussi bien l’art et la littérature que les objets les plus vulgaires y tiennent une grande place. Si ses regards pouvaient pénétrer plus loin encore, il verrait à l’œuvre, au milieu d’une société très raffinée et très instruite, des hommes d’étude sortis de toutes les écoles de France, rendant au