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rapportait des choses étrangères qu’il achetait pour elle : des chinoiseries, des oiseaux du Brésil, une perruche. Il avait placé l’argent de ses décomptes, pour elle encore, plus tard. Pendant ses courts séjours dans Brest, il voulait qu’elle fût bien habillée et heureuse. A la fin, c’était une grande jeune fille, souple, avec quelque chose de distingué dans sa démarche un peu lente; elle lui donnait le bras dans les rues. Cela l’amusait, ayant conservé son air assez jeune et sa taille droite, dans sa tenue de second maître, d’entendre les autres le lendemain causer entre eux : « Kervella qui a fait une bonne amie! » et lui dire : « On t’a vu, Kervella, avec ta maîtresse, une belle jeunesse. »

Lui alors de répondre, sans se fâcher, avec un bon rire : « Ma maîtresse, tu dis?.. Ma fille, donc. »

Un matelot la lui avait prise, un certain soir de mai, une année où les nuits de printemps étaient tranquilles et tièdes. C’était un gabier. Il avait vingt-trois ans. Elle l’avait connu au premier bal où on l’avait menée pour une fête de mariage.

Il s’était mis à lui faire la cour, et, un soir, la vieille innocente qui la gardait les avait laissés sortir ensemble. Elle était partie joyeuse en sa compagnie, elle toujours seule avec des étrangers qui la glaçaient, toujours enfermée en face de vieilles femmes aux figures laides, occupée à des ouvrages de couture, et jamais aimée, jamais caressée que par ce père lointain qui ne revenait plus. Et maintenant elle était prise peu à peu d’une langueur inconnue en marchant dans la campagne, un si beau soir, appuyée sur ce bras fort, dont on sentait à travers la chemise de laine bleue jouer les muscles durs. Il lui disait des choses enfantines et très douces, — l’air si honnête, si respectueux pour elle. Il riait d’un bon rire franc, renversant son col couleur de bronze, — ce qui est la manière de rire de ceux qui ont le cœur ouvert, — et montrant ses dents blanches, toutes égales, toutes pareilles jusqu’au fond... Et puis ils s’étaient trouvés assis tous deux au bord d’un chemin où ne passait personne, sur l’épaisseur nouvelle et toute fraîche des plantes de mai. Une tiédeur amollissante dans l’air et des odeurs d’aubépine. On voyait la rade immobile, gris de lin, avec des traînées de lumière très voilée, s’éteindre dans la nuit.

Pauvre petite solitaire!.. Le matelot aussi s’était senti peu à peu prendre de cette même langueur, — mais qu’il connaissait bien, lui. Sans l’avoir prémédité, sans l’avoir voulu, il s’était laissé griser en entendant, dans le silence, cette petite voix à la fois suave et un peu voilée de toute jeune fille, en sentant contre son corps le balancement de cette forme souple, qui devait être enlaçante comme une liane et douce au toucher comme un ivoire. A un moment, il s’était mis à dire des choses vagues qui n’avaient plus