Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/697

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’Angleterre est l'ami qui, fort de son désintéressement plus apparent que réel, donne des conseils toujours écoutés. L'Espagne est un créancier qui touche, en se promettant de mettre tôt ou tard la main sur tous les biens immeubles de son débiteur. La France est l'éternel réclamant, l'éternel plaignant, et on goûte peu les gens qui se plaignent sans cesse. Aussi sommes-nous en mauvais odeur à Fez, où notre ministre, M. Ordega, est regardé comme un fâcheux, comme un trouble-fète, comme un de ces hommes incommodes, épineux, processifs, qui selon les cas sollicitent, requièrent ou menacent.

A toutes les affaires que M. Ordega pouvait avoir à traiter avec le gouvernement marocain, il s'en ajoute beaucoup d’autres depuis que le fameux chérif de la ville sainte d'Ouezan, cheik de la confrérie des Muley-Thaïb, est devenu protégé français. Ce chérif, Sidi-el-Hatij-es-Salam, était jadis le plus grand personnage de l'empire après le sultan, dont il balançait souvent l’autorité et à qui il donnait de jalouses inquiétudes. Mais il a prouvé qu'il était un prophète très incomplet, qu'il secouait volontiers les servitudes attachées aux grandes dignités, qu'il cherchait avant tout les agrémens de la vie. Lorsqu'il fit le pèlerinage de La Mecque, il eut le déplaisir de s'y voir traiter sous jambe, comme un très petit chérif, et il rapporta de son voyage des aigreurs, des rancunnes, qui ont fermenté dans son cœur. Il en est venu à trouver baroques ou ridicules des choses qui lui avaient paru sacrées. « Si convaincu qu'il pût être de la divinité de sa nature, nous dit M. Rohlfs, il s'égayait aux dépens des naïfs qui baisaient dévotement le bord de sa robe, et quoiqu'il fût intimement persuadé que sa bénédiction procurait aux femmes stériles une heureuse fécondité et qu'il guérissait les malades en crachant sur eux, il se raillait quelquefois de la sottise de ses compatriotes. » Il prit bientôt en dégoût le séjour de la ville sainte, il éprouva le besoin de voir des Européens, de converser avec des gens d'esprit, et il transféra son domicile à Tanger, ce qui causa un grand scandale. On s'émut bien davantage encore quand on apprit que Hadj-es-Salam venait de répudier ses femmes pour épouser une institutrice anglaise. Tout le Moghreb en pâlit.

Un prophète qui se permet, de s'ennuyer à Ouezan, un prophète qui rit et qui plaisante, un prophète qui tombe amoureux d'une institutrice compromet terriblement son crédit. Quand un saint personnage les scandalise par sa conduite, les Marocains n'osent pas dire qu'il est possédé du diable, ils insinuent seulement qu'il est possédé de la grâce, et le résultat est le même. Ils le proclament archisaint, et les archisaints sont regardés comme des irresponsables, à qui personne n'est tenu d'obéir. Hadj-es-Salam s'était si fort discrédité par ses incartades que les gouverneurs du sultan en usaient sans façons avec lui ; il n'y vit d'autre remède que de réclamer notre protection, que