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II

Tommaso Crudeli était alors une des physionomies les plus originales de Florence. Il était né en 1703, dans les montagnes du Casentino, à Poppi, d’une famille aisée qui devait son nom à un incident peu honorable pour elle. Lorsque le dernier comte du Casentino, Francesco de Battifolle, vaincu en 1440 et chassé par Neri Capponi, commençait son triste exode, il avait été, au sortir de Poppi, assailli d’injures, de pierres, par un de ses favoris et par la famille de ce favori. « Et vous aussi, cruels ! » s’était-il écrié. Le nom leur en était resté, justifié, semble-t-il, par d’autres marques d’une méchanceté héréditaire.

Dans Tommaso se retrouvait encore quelque reste des mœurs de ses ancêtres, mais sans la brutalité des vieilles races qu’émousse la civilisation. De haute taille, il paraissait d’autant plus grand qu’il était maigre. Avec ses yeux noirs, petits, mais vifs, avec sa mâchoire inférieure proéminente, ses lèvres rouges, son long nez pointu, dont ses contemporains plaisantaient sous forme d’éloge, il eût ressemblé à Dante si l’on pouvait se figurer Dante affublé d’une perruque. De bonne heure asthmatique et prédestiné à la phtisie, porté néanmoins aux amours faciles et aux aventures galantes, on le voyait toujours vêtu de soie noire, en petit abbé, — ce qui était, dit-on, un privilège de sa famille, — dans les cafés, dans les boutiques des libraires, où il tenait le dé de la conversation, et l’on aimait à l’y voir, parce qu’il était amusant. Sa langue, bien pendue, ne ménageait rien ni personne. Or on se plaît à voir mordre autrui tant qu’on ne se sent pas mordu soi-même ; mais ces plaisirs-là ont leurs lendemains, et ces blessures appellent la vengeance. Docteur in utroque jure à dix-neuf ans, ce qui ne donne pas une haute idée de la force des études à Florence, il avait été précepteur, à Venise, dans la grande famille des Contarini ; puis il était revenu en Toscane et n’en avait plus voulu sortir, même pour gagner à Naples, en qualité de poète de cour, 50 ducats par mois, somme considérable pour le temps. Il vivait sans soucis, sans ambition, sentant l’avenir assuré par la fortune paternelle et alimentant le présent par des leçons d’italien qu’il donnait à des Anglais.

Poète, Crudeli l’était comme tant d’autres en son pays, et plus peut-être, car. il s’était exercé à traduire quelques fables de La Fontaine et le Glorieux, de Destouches ; mais, comme tant d’autres aussi, il fut surtout improvisateur. Ses vers se conformaient à la poétique du genre : gonflés et vides, ou maniérés et pleins de concetti, ils avaient parfois plus de vigueur que ceux de ses pareils ; mais notre morale, plus collet-monté que celle de jadis, ne saurait