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il le déclara sous la protection de sa majesté britannique et obtint, en attendant mieux, la huitaine comme sursis. Le grand-duc, sentant bien que l’affaire allait être portée devant le cabinet dont Robert Walpole était le chef, s’empressa d’écrire, avec peu de dignité, au duc de Newcastle, lord-chancelier, qu’il avait différé l’exécution de ses ordres, mais qu’il priait George II de permettre qu’ils fussent exécutés. Cette permission, si humblement demandée, il ne l’obtint point sans doute, car le Prussien continua de vivre, de trafiquer, d’espionner à Florence. Il y devait mourir en 1757, laissant un nom méprisé, mais aussi un riche musée dont la vente dut tarir les larmes de ses héritiers.

Battu sur cette partie de son programme, l’inquisiteur prit sa revanche sur l’autre : il obtint les incarcérations qu’il requérait. Il leva les hésitations du grand-duc en prêtant à Crudeli ce propos que les sujets avaient le droit de se révolter s’ils étaient trop imposés : justement, à cette heure, François, court d’argent, comme tant d’empereurs et de rois, songeait à augmenter les impôts. En partant, le 27 avril, il permit d’appréhender au corps le poète. Le 9 mai, à minuit, dans la rue, on se saisit de lui comme il rentrait d’une de ces réunions qui se tenaient au café, chez les libraires, chez le résident anglais. La stupeur fut profonde à Florence, et le bruit s’en répandit jusqu’aux pays étrangers, où les gazettes grossirent le fait de toutes les exagérations dont elles sont coutumières. Par toute la Toscane, quiconque avait mal parlé de la religion, ridiculisé les moines pour leur ignorance, ou les scolastiques pour leur logique arriérée et pédante, murmuré contre le tapage incessant des cloches, mangé gras un jour maigre, commença à trembler pour sa liberté, voire pour sa vie, et se tint prêt à la sauver par la fuite. On n’osait plus dîner entre amis. On fuyait les Anglais comme compromettans. Des lettres de Rome annonçaient, en effet, qu’on arracherait au grand-duc d’autres arrestations, en dépit de ses impies ministres. Le docte juif Attias, le seul de sa race maudite qui eût obtenu le privilège de porter l’épée, pensa être arrêté à Livourne sous prévention de vendre des livres prohibés ; s’il échappa au danger, c’est que l’abbé Tornaquinci, secrétaire d’état, après avoir pris les ordres du comte de Richecourt, refusa net l’autorisation. La tolérance religieuse faisait la fortune de la Toscane, et l’on pouvait, par l’intolérance, tarir les sources de cette prospérité. L’arrestation de Crudeli avait été une assez grosse affaire : il fallait savoir s’en tenir à ce succès, et même traiter avec douceur le prisonnier. Les francs-maçons étaient en état de défense : Horace Mann avait fait entendre de vives représentations. Dans la captivité